La «trans-récurrence» thématique chez l’artiste multidisciplinaire à travers l’œuvre de Youssef Al-Naimy
La «trans-récurrence» thématique chez l’artiste multidisciplinaire à travers l’œuvre de Youssef Al-Naimy
PRESENTATION
YOUSSEF AL-NAIMY (1907-1974)
Artiste libanais, naquit à Raskifa (Liban Nord) et vécu à Tripoli.
Peintre, calligraphe, caricaturiste, écrivain et poète.
Un des fondateur de “L’Alliance Littéraire du Nord”: ““الرابطة الادبية الشمالية
Journaliste et caricaturiste pour: Al-Afkar Alchamaliyya (الأفكار الشمالية), Al-Telegraph (التليغراف) et Al-Dabbourالدبور , sous le pseudonyme deالطبيب (al-Tabib, le médecin) et البيكار (Picare, le compas).
De ses œuvres: (recueil poétiqueLe chanteur), Arandis (premier livre imprimé en dialecte libanais), Le Messager et Amour du Liban.
Son œuvre picturale varie entre dessins à l’huile, calligraphies, et touches blanches sur fond noir. Plusieurs tableaux ont été volés pendant la guerre de1975 et certains ont été saccagés. Quelques morceaux uniquement furent retrouvés d’une de ses plus grandes toile: «Les Prophètes».
INTRODUCTION
Le «pourquoi?», ou plutôt les «pourquoi?», quels qu’ils soient, hantent l’esprit humain depuis la nuit des temps. Notre patrimoine religieux, philosophique, artistique et scientifique, n’est qu’une tentative de riposte à nos multiples «pourquoi?». C’est comme si nos découvertes, nos inventions, nos quêtes étaient toutes des esquisses de réponses à notre éternelle perplexité face à la vie, aux émotions, aux relations, voire à la condition humaine elle-même.
Youssef Al-Naimy, artiste multidisciplinaire, explicita dans son œuvre calligraphique ses «pourquoi?».Plusieurs dessins tachent de puiser une réponse à partir des formes crées par l’artiste afin de représenter le terme interrogatif: «لماذا؟», un des rares mots toujours de paire avec un signe de ponctuation quand il exprime un questionnement, et pouvant même être remplacé par ce point d’interrogation. L’incarnation picturale de ce terme, et de bien d’autres, par Al-Naimy tient néanmoins bien plus que d’une calligraphie. L’artiste et critique d’art Samih Zaatar[1] qualifia cette collection calligraphique de «chorégraphie des lettres». Dans ces dessins, les lignes des lettres et des mots s’enchevêtrent avec celles de corps humains et de signes divers, certains se référant également au corps, d’autres constituants des paradigmes récurrents dans les tableaux comme dans les écritures d’Al-Naimy. La question devient questionnement quant à l’identité et aux particularités de l’outil, du signe, dans sa structuration. D’où l’écho ou la résonnance entre la forme et le fond, et ce dès le premier abord. Le «Pourquoi?», «لماذا؟», ouvre d’emblée à une série de termes interrogatifs: quoi? Qui? Comment? Où?…
Cette série d’interrogations est également présente dans plusieurs productions littéraires du même artiste[2].Questionnement existentiel, du fait même qu’il soit lié à l’essence de la nature et du sens du destin humain, qui, dans l’œuvre picturale, est incarné dans le corps humain, dans la chair, qui se retrouve inextricable au Verbe et à l’incarnation du verbe par la lettre. Dans son poème «المغني» (Le Chanteur)[3], Al-Naimy pose à nouveau cette série de questionnements existentiels: qu’est l’être humain? Pourquoi survient-il dans la vie? Pourquoi la quitte-t-il? Pourquoi l’âme souffre-t-elle? Pourquoi se réjouit-elle?… Ce poème rejoint donc la série calligraphique «لماذا؟» sur deux plans essentiels:
- Le plan thématique: le pourquoi de l’existence et de l’essence humaine est le fondement des deux productions poétique et pictural. Dans le poème, la recherche est évolutive : le personnage du chanteur est abordé de plusieurs perspectives et sur une durée chronologique qui dessine son évolution, ses changements et l’aboutissement de sa quête. Dans l’œuvre picturale, où le destinataire peut soit percevoir une finalité statique, soit suivre des itinéraires qu’il se choisit lui-même, la quête des réponses et la hantise par le pourquoi se révèlent dans la multitude des tentatives calligraphiques et la diversification des formes finales…
- Le plan formel: si on se permet de réduire, ou de résumer, le point commun entre deux arts, la poésie et la peinture, et si on essaie de restreindre l’art d’Al-Naimy à une «figure de style» qui s’appliquerait à ces deux productions (le poème d’une part et les quatre dessins de l’autre), la figure qui régnerait sur ces œuvres serait la métaphore. Une métaphore filée présentant et reliant deux aspects: l’abstrait et le concret.
Cette recherche tentera de présenter la résonance thématique chez le même artiste à travers plusieurs productions appartenant à deux arts différents. D’une part pour exposer la force qu’a l’art de permettre à l’âme humaine de se sublimer en créant au lieu d’être démangée par ses propres angoisses et émotions. D’autre part pour analyser la particularité de la forme artistique, picturale et littéraire, quand générées par le même artiste. Et ce, tout en espérant présenter Youssef Al-Naimy, qui, et comme beaucoup d’artistes, «consacrait tout son temps à la créativité qu’il ne lui en restait point pour la célébrité»[4].
APPROCHE METHODOLOGIQUE
Permettant d’explorer tous les détails dans la perspective du « signe », l’analyse sémiologique constituerait une méthode solide, surtout que les signes abordés sont de natures différentes.
Dans le poème, le signe est verbal, lettres, substantifs, syntaxe…alors que les dessins représentent, en plus du « verbe », des signes de plusieurs natures.
Le classement de Pierce ferait que le poème est constitué de signes qu’il qualifie de «symboles»[5], les dessins quant à eux portent les trois classifications du signe selon Pierce:
- Symboles(les lettres, le mot)
- Icones (le corps humain, ses parties : main, profils…)
- Indexes: cercles, lignes verticales, continues ou pointillées, structurées de maintes façons et chacune pouvant même être classée sous une nature sémiotique différente.
Cette étude sera donc une analyse sémiologique comparative de deux productions artistiques du même auteur/peintre, Youssef Al-Naimy. L’approche comparative vise surtout à mettre en valeur les particularités des signes utilisés en tant qu’outils d’expression et de voir la manière avec laquelle ils ont été représentés.
ENTRE LE VERBAL ET LE PICTURAL
L’expression de l’anxiété de l’être humain dans la vie varie selon l’affect et le système cognitif de chacun. L’œuvre artistique cadre souvent cette anxiété dans une sorte de tourment existentiel et on la voit s’exprimer sous une forme plutôt abstraite dans Al-Moughani et les Pourquoi ? d’Al-Naimy. Cela peut être dû aux genres artistiques en question[6] ou pourrait alors relever de l’état d’esprit de l’artiste lui-même.
Il faudrait d’abord prendre en considération la production artistique totale d’Al-Naimy.
En plus de ces deux exemples «sérieux», qui font partie d’une riche collection picturale et littéraire, Youssef Al-Naimy était connu pour sa «langue amère» aussi comique que cynique[7] et par ses caricatures acerbes, qui ont nécessité deux pseudonymes[8] journalistiques. Ce balancement entre cynisme et anxiété existentielle est logique, le rire étant un mécanisme efficace qui permettrait d’exprimer l’anxiété d’une part et d’y remédier par l’humour d’autre part.
Néanmoins, et malgré son humour noir, et «coloré», les présentes œuvres portent une appréhension que l’artiste cherche à calmer en trouvant «la» réponse. Une réponse explicite dans «Al-Moughani», soufie, brahmanique ou même évangéliste: «qu’ils soient un en nous tel que toi et moi sommes un»[9]. Mais en tout cas, une réponse mystique à un pourquoi existentiel.
Les quatre dessins numérotés portent des signes communs:
Le mot (لماذا), le cercle, le point d’interrogation (clair dans le doc.4, créé avec le corps dans le doc.2, généré par la lettre« ا(alef) » dans le doc.1, et réduit au point dans le doc 3), le corps humain (1 et 2).
Chaque dessin reste néanmoins une quête en soi. Chaque « لماذا » porte une réponse au sein-même de la question. C’est comme si l’interrogation était la même «Pourquoi?» et les réponses multiples, entre autres : la harpe(1), le cerveau et la main (2), le cercle et le pronom démonstratif “ذا” (3), et le serpent (4).
Quant au chanteur, son itinéraire, voire son initiation, suit le même parcours que les lignes de ces dessins.
Il «voulut» traverser l’existence, tout comme le peintre voulut faire ces dessins et écrire son poème. La volonté est le premier mot «dessiné» dans le poème, et les dessins sont les fruits de la volonté de s’exprimer:
أراد العبور بِبَحرِالحياة وشاءَ الوجودَ فكان الوجود
Al-Naimy dans ce vers affirme dès lors que la vie, elle-même, est un choix. Cette affirmation implique une responsabilité envers la vie et envers soi-même. C’est la traversée délibérée et choisie qui pousserait le chanteur à chercher à comprendre son parcours et non point à le limiter à un passage.
Mais soudain, et pendant son chant éternel advint un instant où plus rien n’avait de sens. La cause est occultée. L’effet est que le chanteur sombra dans unchagrin qu’on crut folie, tristesse, caprice d’artiste… Des «éons» s’écoulent, puis, soudain, il réalise que tout est parfait et que seule existe la perfection.
La structure du poème laisse beaucoup de creux : pourquoi a-t-il perdu espoir? Comment l’a-t-il retrouvé? Pourtant, la réponse rejoint la pensée et la lignée philosophique qui veut que la connaissance est révélation. Mais pas que. Car là, il est à marquer que la révélation n’eut lieu qu’après un silence étendu.
De là l’intérêt à analyser le choix même du «chanteur» comme métaphore de l’être humain ou de l’artiste lui-même.
L’initiation par le silence
Peintre et écrivain, Al-Naimy aurait bien pu remplacer «Al-Moughan» par le peintre. Mais la connotation du chant porte déjà la voix, et par là même le silence, le verbe, la prière, la musique, mais également l’énergie cosmique: «le chant est le symbole de la parole qui relie la puissance créatrice à sa création… C’est le souffle de la créature répondant au souffle créateur»[10]. Il serait très intéressant d’emprunter à la citation précédente le terme « souffle ». Dans le texte, et bien qu’il s’agisse de «chanteur», nous remarquons que les termes qui sont légués au personnage se rapportent à la voix, mais jamais à la parole. Cela est représenté aussi dans les dessins. En fait, le corps humain y est représenté cinq fois en profil. Les lèvres bien fermées. Ces signes se retrouvent dans le centre du cercle qui constitue le point de fuite de la calligraphie. Les trois autres visages (doc.1 et 2) sont également fermés. Ce qui nous renvoie à la symbolique du silence, donc de l’écoute et de l’initiation qui requiert un recueillement. Dans le poème, la répétition du verbe «dire» s’étend sur dix vers où le terme est utilisé six fois. Ce sont les suppositions de «gens», sorte de bavardage vide de vérité, tandis que le «vrai», se révèle au «chanteur» sans un mot, par l’observation et surtout par l’attente. Dans ce contexte, l’approche de l’œuvre picturale serait semblable à celle d’un art sacré qui se fait dans le silence de l’introspection qui, et pour ne pas être simple égocentrisme, ne vient que suite à l’observation mûrie et minutieuse de la vie. Et c’est justement ce processus qui mène «le chanteur» à réaliser qu’il est à la fois, et la mélodie et l’oreille qui l’écoute. Et c’est à ce moment qu’il devint conscient, et l’écoute elle-même, devient une fois encore, le moment de l’unification avec l’univers et donc de la perfection:
فكان المغني وذي حاله فهو مَفْرِقُ الكونِ والجامِعُ
وأدرك أنَّ الغناءَ لــــــه فهو مُنشِـدُ اللحنِ والسامع
فأصغی يَعي
Ces derniers vers sont en quelque sorte l’aboutissement de la quête du poète et la réponse aux multiples «pourquoi?» esquissés par le peintre. Cet instant de révélation est également le moment unificateur où peintre et poète se retrouvent en l’artiste qui obtient la réponse à ses questionnements. Mais la révélation pour Al-Naimy n’est pas la fin de la quête, mais juste le début, car c’est là où il commence à « écouter consciemment ». Le présent dans la phrase «فأصغی يَعي» dénote une continuité qui s’étend dans l’avenir et qui reprend la notion de la structure circulaire de la vie continuellement en évolution et en devenir. Bien plus, la syntaxe arabe signifie bien plus qu’écouter consciemment, en fait, «être conscient» ici est le résultat de l’action d’écouter elle-même.
Le cercle: figure représentant l’unification
Plusieurs signes présents dans le texte et dans les dessins convergent vers cette notion de connexion entre la créature et le créateur: le plus important est le cercle. Mais il s’agit là en fait, bien plus que d’une connexion. Les vers suivants pointent clairement à l’unification :
وفي صورةِ الفردِ كلُّ الصوَر وفي ذُرّة النورِ كل الشموس
وفي نُطْفَةِ الحيِّ كلِّ البشــــــر وفي مُفرَدِ الله كـــــل النفوس
En fait, le cercle représente «l’absence de distinction ou de division… Les cercles concentriques représentent les degrés de l’être, les hiérarchies créées. A eux tous, ils constituent la manifestation universelle de l’Etre unique et non manifesté. En tout ceci, le cercle est considéré dans sa totalité indivise…»[11]. Le cercle est la figure sur laquelle sont bâtis les quatre dessins. Sa relation avec le poème en tant que réponse ou aboutissement de la quête est dénotée (forme géométrique parfaite) et connotée (unification) dans les dessins. C’est pour cette raison là que nous tendons à qualifier ce signe d’index plutôt que d’icone[12]. L’importance du signe «index» est qu’il est moins restreignant qu’un signe icone. Sa valeur dans l’œuvre picturale est qu’il crée naturellement un mouvement, donc une durée. Or la durée s’impose impérativement pour ceux qui sont en quête de réponses, comme il est constatable dans le poème. L’unification que représente picturalement le cercle est explicitée verbalement dans les deux vers ci-dessus qui portent une identité soufie claire. Tel Al-Hallaj, Roumi, Tabrizi ou autres soufis, Al-Naimy fusionne dans un même vers le divin à l’humain et au reste de ce qui est vivant en posant dans Dieu l’Un toutes les âmes. Il fusionne également l’humain dans l’homme. Ce «soufisme», abordé de cette perspective, dépasse l’homme et Dieu, et amalgame l’humain, l’homme, Dieu, à l’existence entière car «النفوس» peut bien indiquer les âmes humaines mais bien toutes autres âmes, ce qui relève de l’approche extrême-orientale, voire brahmanique, de l’existence.
Le pictural représentant la question et la réponse
Dans le document trois, les lignes (verticales ou circulaires, reliées aux tracés des mots et des cercles) se limitent aux cercles et aux lettres. Ce dessin est le plus abstrait de la collection. Il porte également une caractéristique présente dans le poème et probablement dans les trois autres dessins: la réponse.
En fait, le petit cercle, qui par sa couleur et sa dimension semble en arrière-plan, contient le pronom démonstratif «ذا». Ce qui du coup reprend la portée du cercle en tant que signe unificateur et ramène au fait étymologique qu’en arabe, «لماذا» est composé de deux substantifs : لِمَ et هذا.
Ce dessin tout en posant la question, en retire la réponse. En fait, c’est comme si la réponse existe dès lors que la question est posée, les lignes, les pointillés, les cercles…mènent tous à cette vérité où tout est parfait (cercle, lettres, mot), et où tout est un (la question et la réponse) et où tout coexiste, ce qui constitue exactement la fin du poème.
Le document 4 semble au premier abord encore plus dénudé que le 3. Mais les motifs du point d’interrogation ne tardent pas à trahir «le serpent». Ces motifs sont également, et en grande partie, formés de cercles, et la manière avec laquelle le point est attaché entre ses deux parties renvoie également au serpent. Les connotations du serpent sont multiples. Certaines sectes chrétiennes voulaient par le serpent une invitation divine à la connaissance, d’autres considéraient que le serpent est la cause du péché originel et la source des malheurs de l’homme. Ces deux tendances sont en fait étroitement corrélées car c’est à cause de son désir de goûter au «fruit de l’arbre de la connaissance» que l’homme a péché. Mais ce désir de savoir dans l’œuvre de Al-Naimy ne mène point au malheur, bien au contraire, c’est par cette «faim» de «connaître» que l’artiste accomplit l’union avec le divin.
Mais dû aux limites de la recherche, nous retiendrons le serpent comme principe de sagesse et de renouvellement, ce qui empêche la désintégration et rejoint le signe du cercle en ce qu’il représente des hiérarchies de l’être et son évolution en quête de la connaissance. Le poème concrétise cette approche abstraite et trace une évolution qui mène aux réponses présentées dans les dessins.
La présence du corps humain
L’humain n’est clairement incarné que dans le document 1 et 2.
Les femmes crucifiées dans le 2, peuvent également exprimer cette aspiration visuelle et émotionnelle vers le ciel, le cosmos, l’univers et l’universel dont parle Al-Naimy dans le poème[13]. Car le moment où il perdit le sens de la vie, les yeux du chanteur s’étaient d’abord retournés vers le ciel:
وعينٌ تلاشَت بِغَورِ السماء لِتَشْهَدَ هل فيها ما يُفْجِعُ
Puis au moment où il recouvre la paix et le sens de la vie, c’est cet étendu de ciel qui lui fournit la réponse:
وحوَّل عينيه نحوَ البهاءِ ليشهدَ هل في البها ما يُريب
فإذ لا بكاءَ وإذ لا شقاءَ وإذ هو سرُّالبهاءِ العجيب
وإذ لا اكتئابَ وإذ لاألمْ وإذ هولحن الوجود العظيم
A l’opposé de la verticalité du corps humain dans le document 2, nous le retrouvons au centre de la structure picturale dans le document 1. Tout comme si l’univers en entier évoluait autour de lui, comme dans le poème. Car en fait, le chanteur dans le poème est justement au centre de la dynamique de la vie. D’abord écrasé par cette dynamique, et à la fin découvrant qu’ils émanent respectivement l’un de l’autre.
Les motifs du document 4 ramènent au serpent ouroboros, en forme de cercle se mordant la queue, et qui représente «l’idée même de Dieu»[14]. Ainsi, et tout comme dans le poème, le divin contient l’humain et l’humain porte en lui le divin.
Il est également à noter que tandis que le doc.1 porte le corps en son centre, le document 2 porte une main et un profil de tête où le front est comme étendu vers l’arrière. Ces deux éléments représenteraient l’action (la main) et la raison (le cerveau) alors que le document 1 représente la chair. Encore une fois, la hantise d’unification se retrouve dans le poème comme dans les dessins, et là elle évolue vers la fusion des différentes dimensions de l’être humain.
La harpe du document 1 sur laquelle est structurée la calligraphie porte la symbolique de ce qui «relie le ciel et la terre… elle conduit (les morts) vers l’autre monde… le célèbre chant du harpiste, de l’Egypte ancienne, exalte la recherche du bonheur quotidien, dans une vie où rien n’est plus certain que la mort prochaine et rien plus incertain que le sort d’outre-tombe»[15].
Ce sort «d’outre-tombe» serait-il la question ultime de l’artiste comme de chaque humain?
Une des réponses que donne le poème est directement liée à la vie, à la mort, la lumière, la fuite du temps et l’espace:
فلا مِن مُرورٍ ولا مِن كُرورٍ ولكن بكُلِّ الضِيا بعضُ ظِل
ومن سرِّ ذاكَ الضِيا في الظلالِ وذا سر هذا الظلِّ في نوره
وهذا البقاءُ وهذا الزوالُ نِظامٌ ويُكمِل في دَورِه
فَمِنْ بَعْضِ شيئٍ الى كُلِّ شَي وهذا وذاك جميعُ الكيان
فحيٌّ لِمَيتٍ و مَيتٌ لِحَي تَساوى الزمانُ وضاعَ المكان
Ces quatre vers reproduisent la figure du yin-yang où l’existence est représentée dans un cercle divisé en deux parties, l’une blanche contenant un point noir et l’autre noire contenant un point blanc, expliquée exactement comme le formule les vers ci-dessus: chaque ombre contient une lumière, et chaque mort porte en elle une vie, le négligeable et l’infini sont les deux piliers de l’existence, l’espace et le temps s’amalgament… Tout ce que concentre Al-Naimy dans le centre des cercles de ses dessins, en noir et blanc, également.
CONCLUSION
Cet aboutissement porte le remède qu’a cherché Youssef Al-Naimy contre sa perplexité face à la vie: Tout est Un. Du coup, faisant partie de ce tout signifie qu’on fait partie de l’Un. Mais le remède était surtout l’action, celle de faire, de créer, et de donner, à l’image de la main blanche à l’intérieur du cercle parfait autour duquel il avait «chorégraphié» ses lettres. Son remède était également son cynisme et son humour que les présentes œuvres ne décèlent point.
Le recueillement et le silence que nécessitait la création de ses milliers de dessins et d’écrits ne font que cette métaphore de «chanteur», qui reprit sa voix quand la vérité lui fut dévoilée, soit une sorte d’autobiographie, ou plutôt d’aspiration et de désir de biographie pareille. Cela est d’ailleurs l’espoir, ou bien plus, «le fantasme» humain, depuis Prométhée: posséder le feu du savoir et transcender son humanité vers le divin.
Quel qu’il en soit, la production artistique et la dynamique-même de la créativité, ou de toute action humaine, verse les hantises de l’homme ou artiste dans son œuvre et le protège en quelque sorte de la démangeaison que génèreraient ses désires et aspirations vers l’absolu. La beauté de l’art serait cette eau qui altèrerait non seulement la soif de son créateur mais également celle de son destinataire. La beauté est d’ailleurs là vers où le chanteur tourna finalement son regard.
وحوَّل عينيه نحوَ البهاءِ ليشهدَ هل في البها ما يُريب
فإذ لا بكاءَ وإذ لا شقاءَ وإذ هو سرُّالبهاءِ العجيب
Ces deux vers distillent comment Al-Naimy perçoit Dieu, l’homme et la vie même. «البهاءِ» est traduit en français par «Splendeur». En arabe, ce substantif est souvent de paire avec le terme «الله», et on parle de «اللهبهاء». Sa présence dans ces vers, par métonymie, dénoterait Dieu lui-même. Or, par syllogisme, étant donné que Dieu est la splendeur, et que la vie entière est Dieu lui-même, donc, la vie est splendeur. Ce rapport à la «splendeur» rassure le «chanteur» qui se découvre le secret-même de la magnificence de l’existence, dans laquelle, tout chagrin reste négligeable, voire même inexistant.
Le parcours circulaire du «chanteur» le ramène donc à l’origine, au Vrai et au Bien tout comme les tracées des «pourquoi?». Là réside toute la force de l’art qu’a connue et prônée Youssef Al-Naimy: c’est par le Beau, que le Vrai et que le Bien sont atteints et que la Splendeur de la vie se dévoile.
BIBLIOGRAPHIE
Chevalier J. et Gheerbrant A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982.
Decreuse, Freddy, “La Notion de “valeur esthétique” dans l’esthétique structurale de Jan Mukarovsky, application au poème 56 de Catulle”, Philosophica 38,1986 (2). Consulté en juin 2021.
http://logica.ugent.be/philosophica/fulltexts/38-6.pdf.
Perrenoud, Philippe, Le Formel, le réel, le caché, consulté en juin 2021.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1993/1993_21.html.
Pierce, Charles Sander (Edited by James Hoopes), Peirce on Signs: Writings on Semiotic by Charles Sanders Peirce, North Carolina, University of North Carolina Press, 1991.
Yllera, Alicia, Linguistique contrastive, linguistique comparée ou linguistique tout court ?, UNED, Madrid. Consulté en juillet 2021.
dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/600480.pd.f ISBN8478009639
Vitray-Meyerovitch, Eva, Anthologie du Soufisme, Paris, Albin Michel, 1995.
المغني يوسف النعيمي
اراد العبور بِبَحرِالحياة وشاءَ الوجودَ فكان الوجود
وعلّل نفساً بذي الكائنات بنیل أمانٍ ونیلِ سعود
ورامَ البقاءَ بذي الأدهُرِ لِيَشهَدَ ما في طَوايا البحور
وشاءَ الفناءَ على المِزِهَرِ بصوتٍ رخيمٍ طروب حبور
فغنى طويلاً وطال الغناءُ وهامَ الوجودَ وهام الخلود
وإذ كان يُطرِبُ قلبَ البقاءِ بلحنٍ مُثيرٍ كثيرِ الشُّرود
تَحَـوَّلَ لـَحـنُ المغني بكاءً فَحَارَ المغني بِما يَسْمَعُ
وَحَوَّل عينيهِ نحو السماء لِیَشْهَدَ هَل فيها ما يُفْجِعُ
وإذ شامَ ألوى برأسٍ ثقيلٍ على جانِبَيْهِ كَسيرَ الفؤاد
وصارَ المغني سقيماً عليلاً مُضيعَ الأَغاني أليفَ السُّهاد
ولم يهجع
فقالَ أُناسٌ يريدُ السكونَ لِيَمْلَئ بالوحي افكارَهُ
وقال اناسٌ کثيرُ الشجونِ فماذا دهاهُ وأسرارَهُ
وقال اناسٌ دعوا ذي الظنونِ فهذا غریب باطوارِهِ
فقد يأتي يوماً بسحر مُبينٍ ویوما یهیمُ بأغوارِهِ
وقالَ اناسٌ لرَّبِ الفنونِ نشوزٌ عن الناسِ في كلِّ آن
وللهِ في ذي البرايا شؤونٌ فَمَنْ يدري ما السرُّ في ذا الكيان
ومَرَّت سنونٌ وجاءت سنونُ وذاك المغني في صمته
حيوراً كئيباً کسیرَ الجفونِ خليلاً شريداً ولم ينتَهِ
فقالوا دعوهُ عراهُ جنونٌ وذا شَأنُ من هام في ذاته
وقالوا مريضٌ قريبُ المَنونِ يذوبُ رويداً بأَنَّاتِه
وليس يعي
ومَرَّت دهورٌ وهل من دهورٍ؟ وعادَ المغني من أُفُقِـهِ
كمالاً وروحاً تميط الستور وتظهر ما غاب في شَفَقِه
مغنٍ ولكن غناهُ جدیدٌ اذِ اللحنُ اضحی خطوطاً تُری
وجسماً قريبَ المعاني بعيداً کیاناً بهِ السرُّقد أُظهر
غناءٌ ولكن غناءُ الجمالِ ولحنٌ بهِ كلُّ ما في الكمالِ
فروحٌ لطيفٌ رأی فإستحالَ بجسمٍ کَطَيفٍ وليس خیالا
وحَوَّلَ عَينيهِ نَحوَ البهاءِ لِیَشْهَدَ هل في البها ما يُريب
فإذْ لا بكاءَ وإذ لا شقاءَ وإذ هوسرُّالبهاءِ العجيب
وإذ لا اكتئابَ وإذ لا ألَم وإذ هولحنُ الوجودِ العظيم
وإذ لا فناءَ ولا من عدم ولا من عذابٍ ولا من جحيم
بذا المرجع
فشام الخلود بذي السابحات وأدرك ان البقا نَفَسَهُ
فذاتُ لكلٍ وكلٌ لذاتٍ وما كان ظلاً فهي قَبَسَهُ
ظهورٌكَظِلٍّ مُحاطٍ بِنورٍ وكُلٌّ بِجِزءٍ وجُزءٌ بِكُل
فلا مِن مُرورٍ ولا مِن كُرورٍ ولكن بكُلِّ الضِيا بعضُ ظِل
ومن سرِّ ذاكَ الضِيا في الظلالِ وذا سر هذا الظلِّ في نوره
وهذا البقاءُ وهذا الزوالُ نِظامٌ ويُكمِل في دَورِه
فَمِنْ بَعْضِ شيئٍ الى كُلِّ شَي وهذا وذاك جميعُ الكيان
فحيٌّ لِمَيتٍ و مَيتٌ لِحَي تَساوى الزمانُ وضاعَ المكان
وفي صورةِ الفردِ كلُّ الصُوَر وفي ذُرّة النورِ كل الشموس
وفي نُطْفَةِ الحيِّ كلّ البشر وفي مُفرَدِ الله كل النفوس
فكان المغني وذي حاله فهو مَفْرِقُ الكونِ والجامِعُ
وأدرك أنَّ الغناءَ له فهو مُنشِـدُ اللحنِ والسامع
فأصغی يَعي
Document 1
Document 2
Document 3
Document 4
[1]– Artiste, photographe, et critique d’art.
[2] Surtout dans Al-Rassoul, (Le messager), œuvre de jeunesse, où l’impacte de Gebran Khalil Gebran est très clair dans le titre et la thématique, mais où le contenu et sa portée gardent une approche très particulière à Al-Naimy.
[3] «Rhapsode», «soliste», «coryphée»… la traduction du titre s’est décidée sur «chanteur» dans l’espoir de rester le plus fidèle de l’écrivain, car les autres termes, et malgré leur «esthétique», portent des connotations que «le chanteur», beaucoup plus simple en arabe, mais aussi poétique, ne porte pas, e t vice versa.
[4] Réponse que donnait Youssef Al-Naimy quand on lui demandait pourquoi il n’est pas célèbre.
[6] poésie et calligraphie plutôt que roman ou peinture.
[7] poèmes, articles, réflexions.
[8] Picare et Tabib dans Al-Dabbour qui a été à deux reprises sujet à de poursuite légale à cause des plumes de Al-Naimy: une fois pour une caricature et la seconde dû à la publication de l’anti-hymne Nationale qu’il a nommé النشيد الدبوري الأندبوري
[9] Saint Jean.
[10] CHEVALIER J. et GHEERBRANT A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1982, p.206.
[11] Ibid., p.191
[12] Selon la classification de Pierce.
[13] Il aurait été vital, si l’approche générale le permettait, d’approfondir la portée de la figure féminine dans l’œuvre d’ Al-Naimy.
[14] Ibidem.,p.868.
[15] Ibidem.,p.495.