L’histoire de Jonas ou l’Histoire d’un peuple dans Jonas de Mémoire d’Anne-Élaine Cliche
قصة جوناس أو تاريخ شعب في جوناس دي ميموار بقلم آن إيلين كليش
د. نانسي سعد DR.Nancy Saad[i]
Résumé
L’appropriation de l’Histoire et sa réécriture a toujours soulevé les problématiques de la mémoire, et du retour qui oscillent entre oubli et remémoration, entre passé et présent. Compte tenu de cette émergence du passé dans le texte fictif contemporain, il importe, dans cet article, de repenser, à travers le prisme de la mémoire, le sens de l’histoire des personnages comme un dialogue volontariste avec l’HISTOIRE. Ayant l’intention de faire une étude analytique de Jonas de Mémoire d’Anne Elaine Cliche, nous mettrons un accent particulier sur la fictionnalisation de l’Histoire et montrerons qu’elle suscite une dynamique empreinte d’humanisme. La romancière convoque les discours historiques afin de les remettre en cause et de récupérer, à travers les histoires individuelles des personnages, le passé d’une collectivité. Dans ce sens, le roman constitue un moyen privilégié d’énoncer, face aux traumatismes historiques, la restitution de l’Histoire. Une restitution, bien entendu dénonciatrice, qui semble sous-tendre le discours sur la responsabilité historique de l’Homme face à l’injustice ainsi que le désir d’une révélation rédemptrice.
Mots clés: histoire, mémoire individuelle, mémoire collective, retour, dire, écrire, universalisation.
ملخص:
لقد أثار استملاك التاريخ وإعادة كتابته دائمًا قضايا الذاكرة والعودة التي تتأرجح بين النّسيان والتّذكر، بين الماضي والحاضر. ونظرًا لهذا الظهور للماضي في النّص الرّوائي المعاصر، من المهمّ في هذا المقال إعادة التفكير، من خلال منظور الذاكرة، في معنى تاريخ الشخصيات بوصفه حوارًا طوعيًّا مع التاريخ. في إطار الرغبة في إجراء دراسة تحليلية لجوناس من ذكرى آن إيلين كليشيه، سنركز بشكل خاص على خيال التاريخ ونظهر أنه يؤدي إلى ظهور ديناميكية مشبعة بالإنسانية. يستدعي الروائي الخطابات التاريخية من أجل التشكيك فيها، واستعادة ماضي المجتمع من خلال القصص الفرديّة للشّخصيّات. وبهذا المعنى، تشكل الرواية وسيلة مميزة للتأكيد في مواجهة الصدمات التّاريخيّة على استعادة التّاريخ. إنّ الرد، وهو بالطبع استنكار، يبدو أنّه يكمن وراء الخطاب حول المسؤوليّة التّاريخيّة للإنسان في مواجهة الظلم وكذلك الرّغبة في الوحي الفدائي.
الكلمات المفتاحيّة: التّاريخ، الذّاكرة الفرديّة، الذّاكرة الجماعيّة، العودة، القول، الكتابة، العولمة
Introduction
De ce que l’ HISTOIRE est « réalité absente indissociable des discours sur elle », inclusion de l’homme dans l’universalité de l’existence, ne s’ensuit aucunement qu’il faille ignorer ou sous-estimer « ce que met en œuvre l’écriture dans la saisie d’un […] réel n’ayant pas droit à l’Histoire, mais relevant de l’ HISTOIRE [ii]. » Car il est évident qu’au regard de ce que la fiction constitue, le réel est déréalisé, le fait est que le fictif se révèle, pour emprunter à Foucault, comme un « dire vrai (Foucault 2017) » Que toute opération de fictionnalisation dépose les divergences, assume les transpositions et déploie à l’infini les stratégies intertextuelles et discursives sur laquelle s’appuie la polyphonie énonciative, n’autorise pas à perdre de vue que dans la fiction nous retrouvons la part tue de la vérité[iii] historique. C’est ce qui fait dire à Antoine Compagnon que la littérature est toute puissante « parce qu’elle offre un moyen – certains diront le seul – de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie (Compagnon 2007, p. 63). » La fiction est combinée à l’Histoire pour écrire – avec plus de fidélité ? – ce qui n’a pas été écrit ou ce qui n’a pas encore fait le consensus des historiens. Cette con-fusion, Pierre Barbéris l’explique en ces termes :
Lorsque l’Histoire erre ou ment, lorsqu’elle nous donne une image inadéquate ou truquée de l’HISTOIRE, c’est, ce peut être l’histoire qui bouche le trou, qui nous remet en communication avec l’HISTOIRE et, par-là même, prépare ou justifie, un jour, une nouvelle Histoire, plus exacte, mais qui devra sa naissance à l’émergence d’autre vision du monde, d’autres idéologies, d’autres forces imposant leur interprétation du réel (Barbéris 1980, p. 180).
Dans la vie des protagonistes de la littérature française et francophone du XXIème siècle, le sens de leur histoire apparait in fine comme un dialogue volontariste avec l’HISTOIRE, dont le corrélat est sans aucun doute la présentation au grand public littéraire d’une poétique du retour. Qu’il soit pris dans une acception large – le retour de l’Histoire – comme l’entend bien Dominique Viart dans son ouvrage sur La littérature française au présent (Viart, Vercier 2008), ou qu’il s’agisse particulièrement d’un retour aux origines permettant aux personnages contemporains d’atteindre leur destination, le retour interfère avec le fonctionnement de la mémoire qui oscille entre oubli et remémoration, entre passé et présent. Dans cette perspective, le cas du roman intitulé Jonas de Mémoire de l’écrivaine québécoise Anne Élaine-Cliche est très révélateur. L’histoire des personnages engage, à travers le prisme du mythe religieux de Jonas, le rappel de l’Histoire, d’une mémoire jusqu’à présent verrouillée, enfouie, passée sous silence … bref refoulée.
Face aux traumatismes historiques, la restitution de la mémoire coïncide dans ce roman avec une mise en contexte inédite : Jonas Perrault revient un jour – « rapportant avec lui la mémoire qu’on croyait perdue[iv]» – pour raconter à la narratrice, cette camarade d’autrefois, son histoire, qui est bien l’Histoire d’un peuple, « cette histoire connue, de fuite de détour de retour. (Viart, Vercier 2008) » L’un racontant, l’autre écrivant, les deux s’engagent dans « un chemin sans fin pour réparer provisoirement et partiellement les morceaux d’identité en lambeaux[v]. » Reflet des soubresauts désordonnés de la mémoire, l’histoire dite repose sur un va-et-vient renversant le passé en futur et procède d’un impératif unique : l’écrire, « l’appâter pour repêcher l’enfance[vi]. » Raconter l’histoire, l’écrire, ne serait-ce que par la convocation des discours politique et historique permettant à l’écrivaine – nous tâcherons de le montrer – d’envisager la fictionnalisation de l’Histoire dans l’optique d’universaliser le particulier et de susciter une dynamique nouvelle empreinte d’humanisme opérant.
Appréhendant Jonas de Mémoire comme une parole, une voix, un discours sur l’Histoire du peuple juif et de l’Humanité entière, nous tenterons en premier lieu de reconstituer l’histoire personnelle du personnage principal Jonas Perrault, surgie subitement, racontée urgemment, évoquée précipitamment par bribes d’images, répétée, ressassée et parfois inventée parce qu’à jamais oubliée. « Dire l’histoire », nous le montrerons en deuxième lieu, génère « l’histoire écrite », qui tire sa légitimité, entre autres, de la transcription acharnée des Noms, de l’identification du personnage à Jonas, le prophète qui s’adresse aux soixante-dix nations. L’universalisme du texte biblique nous permettra de dégager en troisième et dernier lieu un certain discours du roman qui fait entendre, par l’entremise des histoires d’autres personnages, les échos d’une voix émergeant d’un passé lointain, oublié. La récupération du passé franchit alors les frontières de l’individualité pour recouvrer l’HISTOIRE collective corroborée par l’intégration systématique des discours politique, historique, mythique et religieux. Bien qu’il scande par moments l’échec des sujets à dire l’Histoire, Jonas de Mémoire – marchant à l’effraction – communique « des vérités fugitives, évanescentes, qui échappent toujours aux descripteurs scientifiques de la réalité (Llosa- Mario Vargas 2006, p. 20)» et constitue une mythification, une libération, une brèche qui s’ouvre pour que la lumière de la vérité s’infiltre et éclaire les zones les plus ténébreuses de l’HISTOIRE Humaine.
- Dire l’histoire
Deux concepts genettiens en préambule. La littérature de diction qui « s’impose essentiellement par ces caractéristiques formelles » ; la littérature de fiction qui « s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets (Genette-Gérard 1979, p. 110).» Si dans le syntagme dire l’histoire le dire renvoie, entre autres, aux modalités et dispositifs de la narration, de l’énonciation, de l’expression, de la remémoration ou de la mise en récit des mémoires, l’histoire, elle, serait tournée vers l’imagination d’évènements, vers le passé narré, vers les mémoires en procès… En découlerait dans Jonas de Mémoire une constante : dire l’histoire c’est l’exhumer – incipit étonnement évocateur – pour la résumer : « L’histoire a eu lieu s’accomplit passe ; se résume vite très vite à peine assis les mains l’une dans l’autre sur la table il résume. Son histoire à l’endroit son histoire à l’envers, enfance jeunesse destin naissances ; avant après grandeurs misères devenir.» (JM, 9) Au-delà de sa valeur dénotative, cet énoncé constitue un leitmotiv de l’acte de dire ; ses nombreuses occurrences (identiques ou avec des variations) relancent constamment les structures narratives du récit de Jonas en agrégeant deux paradigmes : l’un est celui du personnage-adulte fouillant dans ses souvenirs et récapitulant vite, l’autre est celui du conteur institutionnalisant une certaine éthique du temps.
- Récupérer la mémoire pour restituer l’histoire
La récupération de l’histoire dans ce roman, loin d’être linéaire ou chronologique, obéit à l’arbitraire de l’inconscient et se trouve occasionnée par le surgissement éphémère de tel ou tel souvenir. Toujours « assis, les mains l’une dans l’autre » (JM, 10) – corps angoissé ? – Jonas transmet à la narratrice, chargée de l’écriture de son histoire (mais quel paradoxe !), des fragments de souvenirs, des bribes d’images, des voix, des noms… qui retracent – par fragmentation – ses origines, celles de la mère, du père, de l’oncle, de la tante… du peuple. L’arbitraire de telle remémoration scindée en une mosaïque de parcelles narratives distinctes mais complémentaires se voit différencié par les contenus des souvenirs, dotés d’attributs personnels, psychologiques, historiques ou autres[vii].
À l’origine de l’histoire de Jonas qu’il raconte de mémoire, deux incidents se produisent. Le premier, bien qu’il ne soit évoqué qu’au chapitre quatre, est déclencheur : Jonas, à l’âge de 53 « reçoit brusquement une lettre, un message qui sollicite un désir de connaitre[viii] » : « La lettre arrivée par la poste à destination voilà plus de cinq ans retourne le sens de l’histoire ; on y apprend quoi ? Que tout avait été décidé par la mère, je parle de l’autre, de la mère fille qui a fait le voyage de Montréal à Val-D’or. » (JM, 61) De toute évidence, les données qui se révèlent d’un seul jet parlent et donnent du coup lieu à un deuxième incident d’une importance cruciale, à savoir l’engagement initial de Jonas, celui de dire et de faire écrire son histoire. Adressée par Gilberte Vauban, la dame qui « l’a mis au monde » (JM, 62), la lettre lui dévoilant l’identité juive de sa mère est « un message d’outre-tombe un morceau de l’histoire de Jonas qu’on croyait perdu et qui tombe un beau matin comme quoi ? un cheveu ? un couperet ? Comme on tombe de haut à pic des nues du ciel, paroles de souffleur. » (JM, 53-54) En effet, à sa naissance le 23 juin 1954, Yona le fils biologique d’une fille-mère juive appelée Malka Friedman fut donné en adoption « à des bons catholiques » (JM, 54), en l’occurrence, le couple Perrault qui a « plusieurs fois fait connaitre son désir d’adopter un enfant. » (JM, 67) Un passage de la lettre qui se rapporte à l’onomastique, souligne le désir du couple de préserver quelque chose de l’identité de l’enfant : « [Ta mère] t’a nommé Yona. Madame B nous a dit Yona c’est Jonas. » (JM, 69)
D’emblée la confrontation des deux prénoms et des deux familles, la famille biologique et la famille adoptive, collabore à la construction de la double identité de Jonas – juive / catholique – qui s’institue à travers un cadre spatio-temporel significatif : l’Abitibi des années 50. L’importance d’un tel ancrage référentiel se mesure sans doute davantage à ce qu’il suggère qu’à ce qu’il indique, compte tenu du fait que la lettre permet au lecteur de se mettre sur les traces de Malka et de ses parents afin d’appréhender la construction et la transformation de l’identité de Jonas tout au long de son existence : « […] Ta mère est arrivée à Halifax puis à Montréal en 1948 avec ses parents un frère et une sœur. Sa famille vit à Montréal ne connait pas ton existence. » (JM, 68) Ces détails, qui ne sont pas sans conséquences sur la narration, opèrent comme la mémoire, selon un principe d’associations, d’interruptions-reprises, de recoupements, de détours-retours ; ils participent à la mise en place du cadre historique qui acquiert ses contours par la puissance de l’imaginaire et sont à lire à la lumière d’autres données romanesques :
Un autre passage de la lettre confirme ce qu’on supposait facilement par simple déduction, ta mère souhaite pour toi une famille catholique, évidement a pensé Jonas la première fois qu’il a lu cette phrase, évidemment l’époque le veut même une fille-mère souhaite pour son enfant une éducation catholique quoi d’autre mon Dieu quoi d’autre peut-on souhaiter en ces terres au milieu du siècle ? (JM, 65)
Le raisonnement de la mère biologique de Jonas s’appuie sur la conviction qu’après la seconde Guerre Mondiale, les Juifs d’Europe doivent s’adapter à certaines réalités historico-politiques qui ont valeur de nécessités vitales et ontologiques. Le choix de « bons catholiques » pour l’adoption de Yona permet au nouveau-né, selon la logique de la jeune fille juive hongroise déportée, déplacée puis abandonnée par sa mère, de réussir sa vie et de lui garantir, dans ce pays d’accueil qu’est le Canada, en particulier à Val d’Or, la promotion sociale dont les Juifs étaient privés. Le nouveau commencement est, dans l’optique d’une prise de décision de la part de la mère traumatisée, synonyme de promesse et de nouvelle alliance pour l’enfant Jonas. Cependant, une fois l’identité du personnage adulte est remise en cause, la promesse s’effrite et se brise en mille morceaux, le commencement s’inverse et invoque le passé qui revient par effraction à partir de l’inévitable retour. Cette plongée rétrospective exigerait que Jonas ramasse les morceaux de l’alliance et les incorpore à son présent, afin de, nous reprenons les mots d’Anne-Élaine Cliche dans l’introduction de son ouvrage Dire le Livre, « trancher entre les morceaux ; morceaux d’histoire, de mémoire, de livres (Cliche 1998, p. 14.) », afin de dire l’histoire et de la faire écrire.
Dans Jonas de mémoire, la voix et plus encore les « paroles du souffleur » sont à la base de l’acte de dire[ix] : « Maintenant on cherche d’où ça sort pour commencer, qui parle qui raconte […] la main quitte la tempe et revient sur la table, réfléchit trouve. Le souffleur. » (JM, 12) C’est de toute évidence lui, Jonas le souffleur, qui est appelé à faire l’expérience de la diction, à souffler l’histoire – à la créer ? – car les irruptions soudaines d’images incohérentes, les phrases disloquées générées par les mémoires se recomposent au fil de la narration pour apparaitre tout à coup conciliables avec son désir de faire entendre la Voix. S’adressant à la narratrice, il avoue : « Une voix pas la mienne entre et sort du corps depuis toujours ; personne pour le croire. Pour ça je t’ai choisie. Pour que l’histoire passe se passe continue de passer justement. » (JM, 13) D’ores et déjà, le lecteur est rendu attentif à la question de la voix, ou plutôt des voix, qui interroge dans ce roman, en même temps qu’elle les déploie, tous les jeux et enjeux de la voix narrative et de la polyphonie. N’ayant pas la prétention d’élaborer dans cet article une analyse narratologique, nous tentons toutefois de souligner la complexité de la notion de la voix telle qu’Anne-Elaine Cliche la pose. Une première voix, celle de Jonas, le personnage principal, le conteur, le souffleur qui vient « souffler » son histoire à une camarade d’enfance, la narratrice, donc à celle qui « parle » – voix narrative – dans le roman. Cependant, la voix prophétique de Jonas n’étant aucunement une, est habitée par une autre voix, celle de l’Autre, celle « d’un autre monde. » (JM, 61) Émergent également les histoires des autres personnages[x] qui sont autant de voix qui viennent se greffer à la voix de Jonas et lui confèrent une dimension universelle. Les voix des vivants ! Nous l’admettons. Mais que dire de ces voix disparues, les voix des morts, que Jonas – en prophète – peut entendre et transmettre ? Que la voix soit en rapport avec le sujet tel que Genette le conceptualise, ou qu’elle soit prise dans une acception polyphonique, ou encore que nous la pensions en termes de matérialité[xi], d’altérité[xii] et de transmissibilité, elle constitue sans aucun doute le point nodal à partir duquel repenser l’articulation du fictionnel et de l’historique.
Le premier souvenir, évoqué à la deuxième page du premier chapitre intitulé « une voix en moi » et rapporté au style direct, concerne justement cette « voix » qui habitait le personnage-enfant et dévoilait quelque chose sur ses origines juives : « une voix en moi […] et personne pour me croire. » (JM, 10) En effet, bien qu’ils se dressent ostensiblement contre tout ce qui vise à ramener son histoire à la raison, les délires du personnage supposément fou, constituent selon Freud le réceptacle de l’expression vraie dans la mesure où ils amènent le retour de ce qui s’est passé donc de la vérité : « Le délire, [toujours selon Freud], au sens psychiatrique contient aussi une parcelle de vérité, et la conviction du malade part de cette vérité pour passer à une enveloppe de délire (Freud 1993 [1986], p.235). » Quoi qu’il en soit, rendre crédible la vérité de sa vocation prophétique est pour Jonas une révélation indicible parce qu’inintelligible et inadaptable à la modernité. À plusieurs reprises dans le roman, la bouche du souffleur s’ouvre pour ne rien dire[xiii]. Éprouvant toutefois la séparation comme une rupture, Jonas lutte contre les méandres de l’oubli et « force la mémoire à retrouver le chemin du silence à la parole. De la mort à la vie. Du sommeil à la résurrection. » (JM, 190) En dépit de la déficience contingente du langage et de la parole qui donne à voir l’arrimage de Jonas au traumatisme que traduit la métaphore ésotérique de la voix sourde, la désaliénation de cette voix, qui rend le personnage littéralement « fou » aux yeux de ses contemporains se manifeste, dans d’autres passages, à travers le langage, la parole proférée, charriant des vérités soi-disant imprononçables. Si de tout temps la folie a désigné des comportements jugés et qualifiés d’anormaux, le traitement que lui fait subir Anne-Elaine Cliche est particulièrement révélateur de la diction qui structure son roman, dans la mesure où la folie, Lacan l’axiomatise, est indubitablement une « maladie de la parole[xiv] ». L’intangibilité du discours de Jonas, « même les psys ne m’ont pas cru » (JM, 40) dit-il, semble confronter le réel à la transcendance, confrontation qui pose les prémisses du drame personnel de ce personnage, rapporté par la narratrice au chapitre trois « Hé ! Quoi ! Tu dors ! » :
Maman dit qu’on l’a transporté à l’Annonciation dans les Laurentides, un village près de Mont-Laurier qu’on traverse en voiture entre Val-d’Or et Montréal. L’Annonciation qu’on appelait le village des fous avec toutes ses maisons rassemblées au pied de l’hôpital psychiatrique. Plus tard, des années plus tard on a dit qu’il donnait des spectacles Jonas, avec des musiciens et qu’il gagnait sa vie obscure comme il pouvait sans grande publicité à Montréal et autour. Il savait danser jouer du violon Jonas un drôle d’oiseau finalement une espèce de comique. C’est ce qu’on a appris. (JM, 40)
Sous l’éclairage de cette contextualisation de l’histoire de Jonas, la rencontre avec l’oncle Aaron – relatée au chapitre sept intitulé « Le neveu d’Aaron Friedman » – se présente comme épisode-clé dans le processus de la conversion du personnage, son retour aux origines juives après que sa mère Malka le fut « retiré du peuple.» (JM, 135) Son appartenance à une famille originaire toutefois « introuvable insituable » (JM, 166), Jonas l’as toujours « vue », au sens de la vision prophétique, l’a toujours « dite », mais malheureusement « personne pour le croire » (JM, 10), à moins que ses origines juives ne remontent à la surface dans une sorte de vortex temporel, où Jonas roulant très vite comme le « temps qui contracte » (JM, 127), fait résonner la voix de Malka qui, « sans passé ni futur répète dans sa tête les phrases interminables de ce roman incompréhensible qui parle du temps perdu. » (JM, 128)
- L’éthique du temps : une histoire, une mémoire, une alliance.
Dans le sens de cette conversion qui repose sur le temps, Jonas va jusqu’à l’actualisation de l’histoire enfouie (JM, 166), jusqu’à son invention, jusqu’à la folie que rend très signifiante la diction créatrice. De ce fait, depuis l’incipit « l’histoire a eu lieu s’accomplit passe » (JM, 9) jusqu’aux derniers mots du roman « dormir jusqu’à demain » (JM, 224), la temporalité romanesque est pensée comme espérance, à partir de l’irruption de l’éternel, plénitude du présent par la réappropriation du passé. En réalité, il nous semble que l’optique diachronique de l’espérance qui se conjugue d’une façon particulière dans ce roman à l’acte de créer-dire l’histoire, s’appuie sur un principe prophétique qui aide à comprendre les préoccupations herméneutiques, intertextuelles et surtout historiques du récit du personnage où viennent interférer les discours religieux, mythique et socio-politique. En effet, l’Histoire du peuple juif, nous dit André Neher dans Prophètes et prophéties : l’essence du prophétisme, est essentiellement dialogue entre l’humain et le divin : Le davar (la parole) de Dieu est révélé à l’homme (prophète) qui le reçoit et le « répète » afin de « prolonger le dialogue intérieur par un dialogue extérieur (Neher 2004, p 128) ». Investie d’une puissance divine, la parole qui est acte de dire, est créatrice parce qu’elle « engendre et fait germer ; elle crée (Neher 2004, p 129) . » La parole n’organise-t-elle pas la Genèse ? Il suffit à Dieu de « dire » pour que l’œuvre s’exécute, pour que le monde se transforme et acquière une certaine historicité : « Par le davar, Dieu coopère avec l’homme. Dieu et l’homme se rencontrent dans l’alliance (Neher 2004, p 128) », qui est bel et bien « la dimension intime du temps biblique (Neher 2004, p 131) ». En conséquence de quoi, l’HISTOIRE de l’espérance et la conception d’une alliance entre Dieu et son peuple ne sont nullement envisageables en dehors d’un dialogue dans le temps, continu. Dans Jonas de mémoire, les « paroles du souffleur », « le dialogue avec [ses] ancêtres » (JM, 166) ne s’inscrivent-ils pas dans la consolidation d’une alliance – bien que rompue par la mère – conclue ? Raconter, résumer, créer l’histoire oubliée de Jonas, faire entendre au présent les voix enfouies de l’HISTOIRE ne constituent-ils pas le support verbal de la promesse d’un livre à venir (avenir), du retour qui s’écrit ? Force est alors de constater que la temporalité romanesque commande singulièrement la réactualisation de l’Alliance par la médiation de l’histoire qui se dit, par la mise en récit du réveil – de l’éveil ? – de ce qui ne cesserait de revenir, d’advenir :
Et Jonas aurait eu ces mots il aurait dit Ce soir je comprends que le dialogue avec mes ancêtres m’a permis de lutter contre le vent d’imbécilité voilà son expression, contre le vent d’imbécilité qui avait le don de provoquer son exclusion publique jusqu’à déclencher la perte de connaissance le coma alors que la tempête de sa folie lui avait toujours paru être le signe de son appartenance, à quoi ? Il ne le savait pas et pour cette raison parce que cette tempête personnelle de sa folie lui apparaissait maintenant […] comme le temps, il aurait dit le temps et non pas le signe de son appartenance … (JM, 166)
De la naissance à la rencontre de l’oncle Aaron, passant par l’enfance mouvementée, la jeunesse vécue dans l’ombre et le moment fatal de la réception de la lettre, l’histoire de la vie de Jonas sans cesse décomposée puis recomposée, se conçoit ainsi – linéarité rejetée – comme un réceptacle de voix, d’images et de souvenirs dont le surgissement conditionnel contingenterait la diction. Depuis la réalité du temps, de cette histoire qui « a eu lieu, passe encore s’accomplit » jusqu’au moment de la récapitulation, du résumé, une dynamique de conversion et de réconciliation avec le passé s’instaure. C’est dire que l’expérience du retour ressuscite, à l’âge de 53 ans, le désir – refoulé depuis des années – d’une conversion qui dit bien l’exigence d’appartenir – de revenir – au judaïsme au nom d’une transmission. Jonas éprouve ainsi le besoin urgent d’être une voix, d’être la voix de son peuple originaire et de toute l’humanité. Cette voix qui récapitule le temps perdu et le profère précipitamment en suivant le rythme haletant et effréné des souvenirs fugaces – ou d’un rêve ? –, participe au même titre de la temporalité du roman et l’orchestre. Entre « a eu lieu », « s’accomplit » et « passe » se tissent des rapports chronologiques – historiques voire anhistoriques – entre présent passé et futur, rapports qui se complexifient – il est vrai – dans le roman mais sans qu’aucune de ces instances temporelles ne soit dissociable ou réductible aux autres. La narration au présent est le catalyseur qui rend possible la remémoration du passé et que cette remémoration rend possible : non pas une simple rétrospection qui se dessaisirait ensuite de sa force suggestive et mémorielle, mais une projection agissante, sans cesse retravaillée et recontextualisée, qui convoque le passé pour asseoir au présent la parole énoncée d’un revenir-devenir possible. À l’instar du prophète biblique Jonas, le héros de ce roman semble être au présent de la diction « le terrain où convergent passé et futur (Lacocque 1989, p. 144)», transcendant l’un et l’autre par une attitude que Martin Buber appelle « acceptation, affirmation et confirmation » du sens de la vie. Il n’est de ce fait ni anodin ni fortuit de postuler que la temporalité romanesque est en partie analogue à la temporalité biblique qui semble commander le cours de l’Histoire juive. Au deuxième chapitre intitulé « un livre poisson », la narratrice, ayant l’habitude de temps en temps de traduire l’hébreu avec « d’autres illuminés cabalistes linguistes » (JM, 35), tente une explication :
[…] il y a deux temps en hébreu le parfait (accompli) et l’imparfait (inaccompli) ; à l’accompli ne correspond aucune possibilité de retour mais que l’accompli se change en inaccompli grâce à une seule lettre placée devant le verbe collée à lui et le monde redevient possible. Il suffit d’une lettre la sixième vav se prononce v se prononce o se prononce ou se traduit par et ou ne traduit pas si on la considère comme le signe de l’occasion d’une conversion du temps. Suffit de lire Et j’ai mangé (accompli) pour entendre Je mangerai (inaccompli) et voir Adam condamné à l’exil prêt à répéter son acte pour assumer l’histoire en partenaire de Dieu. (JM, 35)
Dans cette perspective hébraïque, nous comprenons que la diction de l’histoire de Jonas soit tributaire d’un retour exigé au passé accompli afin de le détourner – en lui ajoutant ou en lui retranchant une lettre ? – de le rendre ainsi imparfait, engendrant par-là la possibilité d’un commencement éternel de son histoire. La narratrice a beau poser Jonas en conteur / souffleur qui « résume a résumé l’histoire vite très vite » (JM, 46), qui la « décompose » parce qu’il « faut la recomposer. » (JM, 46) L’histoire de Jonas, par quelque biais que nous la prenions, ne se ramène pas à une fin, à un accomplissement ; elle est acte permanent de résistance à la supercherie des discours historiques qui ne disent que partiellement – pour ne pas dire qui font taire – l’HISTOIRE. En tout état de cause, le dire créateur de Jonas ne s’assume somme toute qu’en portant les « paroles de souffleur » au statut d’une volonté politico-historique de problématiser le refoulement symptomatique de l’HISTOIRE, d’en promouvoir le retour. Mais comment ? En l’écrivant bien évidemment !
- Écrire l’histoire
Dans Jonas de mémoire où dire l’histoire relève d’un désir, c’est l’intransigeance de Jonas au sujet de l’écriture qui met en place le substrat d’un devoir, d’un engagement dévoué et inébranlable lequel s’explique par le fait que « la lutte de l’homme pour l’identité de son moi est voué à l’échec si elle n’est menée avec un esprit d’engagement et de dévotion envers quelque chose au-delà du moi, envers quelque chose qui le dépasse. (Lacocque 1989, p. 151) » L’histoire de Jonas, « il faut l’écrire voilà ce qu’il veut, le livre de l’histoire, chronique récit roman ? Quoi ? » (JM, 9) Écrire l’histoire devient impérativement une vérité que traduit à la fin du troisième chapitre l’incontournable référence à Kafka[xv] et que la narratrice tente d’élucider en ces termes : « L’avenir du passé s’écrit au présent pour que l’histoire passe se passe. » (JM, 46) L’écriture de l’avenir n’est pour autant concevable qu’à la lumière d’une conception particulière de la mémoire qu’Anne-Élaine Cliche met au jour en abordant la question de l’écriture de la Torah dans Dire le livre. Partant du commandement célèbre du Rabbi Nahman de Bratslav « souviens-toi de ton avenir[xvi] », elle soutient que pour écrire il faut se souvenir de l’avenir parce que
l’oublié n’a pas besoin d’être rappelé de force à la mémoire : ce qu’on oublie ne nous oublie pas. Il n’y a qu’à écrire pour s’en apercevoir. L’écriture, le livre nous impose cette mémoire à venir, car il est produit par la lettre et ne la précède pas. Livre à venir et avenir de la lettre (Cliche 1998, p. 30-31).
Lieu de détournement et d’attente, l’écriture du « livre à venir » rejoint, ainsi tournée vers l’avenir, l’issue qu’envisage Ricœur dans sa réflexion sur la notion de la temporalité historique et qui consiste à « tenir l’opération historiographique pour l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture (Ricœur 2000, p.476) ». C’est dire que pour Jonas, écrire son histoire, et à travers elle l’HISTOIRE, devient l’équivalent de la construction d’un mausolée – trace d’une existence universelle – parce qu’en faisant une place pour les morts, il semble ouvrir un espace pour les vivants[xvii].
- Écrire c’est détourner
Ce « livre à venir », le livre de son histoire, Jonas est incapable de l’écrire. Il assigne alors la tâche de l’écriture à la narratrice qui exerce le métier d’écrivain : « Quelqu’un raconte quelqu’un écrit » (JM, 15) ou encore « […] moi le souffleur toi le scribe. Les phrases les voix comme tu voudras ; ton métier écrire. Non ? » (JM, 12) Ce qui ressort nettement de ce pacte, c’est l’intrication entre l’énonciation d’une parole et le travail scriptural qui conduit selon Anne-Élaine Cliche à « mettre le livre en acte (Cliche 1998, p. 15) ». Toutefois l’intrication loin d’être synonyme de fusion ou d’enchevêtrement, accrédite une certaine « division entre l’oral et l’écrit (Cliche 1998, p. 29) ». L’écrit étant « un dire en interprétation (Cliche 1998, p. 28) », toujours sujet aux métamorphoses et aux changements, serait de ce fait infini de sens. C’est sur cette herméneutique, à laquelle se greffe l’isotopie de la diction, que se rattache d’après la narratrice l’activité créatrice de l’écriture :
Maintenant l’histoire a eu lieu s’accomplit passe, est en train de passer ; on va l’écrire. L’écrit va prendre avaler ça qui a été vécu supposé l’avoir été. On entend bien une voix, la sienne pas la sienne ? elle va dire l’histoire et la perdre la rendre au désert. L’histoire écrite aura été vécue et l’enfant sera l’enfant du livre, de la vérité du livre. Est-ce que c’est ça, ça qu’il veut Jonas ? Dois-je répéter la question ? Il n’y a pas de réponse. Ce qu’il veut est ce qui vient. Justement. L’écrit remplace déjà la mémoire, même la mémoire, et l’histoire est dépeuplée. Voilà ce que je dis moi. (JM, 14)
Sur la question de la « vérité du livre », qui revient à assurer la préservation de l’histoire, la narratrice-écrivaine se hâte d’introduire le distinguo épistémologique entre l’écrit et l’oral. Jouant des ressorts salvateurs de l’écriture, elle en fait le lieu de remémoration, de la construction de l’identité vraie[xviii] et surtout de son historisation. La problématique de la trace (« mémoire ») et de la disparition (« perdre », « rendre au désert ») renverse la rétrospection – où la voix de Jonas et les voix des autres se superposent – en prospective scripturale, le livre à venir. Tout en élargissant le champ temporel jusqu’à embrasser l’immémorial qui constitue l’origine paradoxale de l’histoire de Jonas, la narratrice[xix] insiste sur l’importance de l’écrit et sa primauté sur l’oral, l’écriture pouvant « remplacer la mémoire », la rattraper alors que la diction la « rend au silence », la dépeuple. (JM, 9)
Entre Jonas et la narratrice, l’alliance est scellée : « je t’ai choisie » (JM, 13) lui dit Jonas. S’y dessine l’itinéraire de l’écrivaine qui non seulement tente de « capter la parole du souffleur[xx] » ou « d’en capter ne serait-ce qu’une bribe » (JM, 223) mais invente et détourne : « Je cite de mémoire Jonas et sa tante ; l’homme-enfant assis à la table de notre salle à manger parle libère les paroles que je repêche comme je peux ; il dit Imagine ! Et je fabrique le livre avec ses phrases sa peur ses rêves. » (JM, 217) Ainsi mise en place, la première modalité d’écriture consiste à « imaginer », à combler les blancs narratifs de l’histoire perdue, « pas rattrapable. » (JM, 134) Il est vrai que la narratrice-écrivaine invente mais sans pour autant être en mesure de « tout inventer » (JM, 110). Imaginer des scénarios, inventer des phrases prononcées par ceux qui sont à jamais partis, trouver les possibilités dans les archives, spéculer sur leurs destins … bref inventer ne serait-ce que pour faire avancer le « train de l’écriture » (JM, 117) lorsque les données font défaut, lorsque la voix se tait.
Écrire est également synonyme de détourner : « Écrire n’être personne. Devenir lettre oser la faire entendre et disparaitre dans ce qu’elle ressuscite ; Jonas parle de l’hébreu et j’embarque avec l’enfant de ma mémoire pour un très long détour. » (JM, 91) Cet énoncé fait résonner curieusement les exigences de la deuxième modalité d’écriture et les détours subtils que prend, pour repêcher l’histoire, la narratrice-écrivaine. Celle-ci s’offre en sacrifice – « devenir lettre », « disparaitre » – pour ressusciter l’histoire d’un autre : « Assis à la table de notre salle à manger Jonas résume l’histoire lâche les noms les dates jette l’appât à l’écriture vorace qui transpose tout invente avenir devenir. » (JM, 91) Nous voyons comment par un jeu de substitution habile, Anne-Élaine Cliche réinvestit les signifiants du texte biblique de Jonas « avaler, appâter, attraper, rattraper, pêcher, repêcher » pour qu’ils forment avec le verbe « écrire » une chaine signifiante permettant l’appréhension de la mise en écriture de « ce livre poisson[xxi] » qui semble charrier autant de violence que la parole dite ; l’écriture brusque l’histoire, « attrape avale ça qui a été vécu, supposé l’avoir été. » (JM, 29) Dans son aphorisme, l’auteure du livre s’acharne : est vorace toute écriture qui avale l’histoire – en la transposant – avec ses évènements, ses dates, ses personnages et toutes ses autres composantes. En « [jetant] ses morceaux en pâture à l’écriture vorace » (JM, 95), Jonas consent à ce que l’histoire soit « [reprise] autrement » (JM, 117), vue autrement : « Les mots pour voir formes et couleurs blanc des bouleaux jaune du chemin rouge des collants bleu du ciel, la phrase donne les couleurs de l’histoire, l’histoire écrite de Jonas. » (JM, 31) Les alliés consubstantiels de l’écriture que sont « les mots » et « les phrases » se réinvestissent dans la recomposition de l’histoire, les acceptions se détournent, les souvenirs se dénaturent, les pensées s’embrouillent, les voix s’altèrent. En tentant de restituer à l’histoire ses couleurs, la narratrice-écrivaine détourne parce que justement[xxii] l’écrit « est produit par la lettre et ne la précède pas (Cliche 1998, p. 30-31)», parce que justement « ce qui s’écrit est encore à venir » (JM, 128), parce que justement « rien ne passe à l’écrit qui ne soit détourné. » (JM, 12) Rien sauf les noms ! Ces noms « jusque-là étouffés tus », (JM, 67) que la tante Gilberte a soigneusement conservés en toutes lettres, « refont surfacent éclatent bulles feux d’artifice » (JM, 50). Et il faut les repêcher, les garder intacts !
- Écrire pour sauver les noms
Il y’a les noms et on ne peut pas les changer ; des noms perdus revenus difficiles à changer pas changeables. Il y a les noms et on les garde justement […] Il parle des noms du livre ; beaucoup de noms beaucoup de monde dans l’histoire. Je cite de mémoire, Tu changeras certains noms, les autres on ne peut pas, les noms de l’histoire on ne peut pas les changer et tu les écriras. C’était un commandement ? Mon nom tu vas l’écrire […] Jonas tu vas l’écrire… (JM, 14-15)
Nom : le mot est d’importance. Il désigne une personne, rend compte d’une existence historique, est un « signifiant fondamental et fondateur » du fait qu’il « désigne la place irréductible du sujet dans la langue (Cliche 1992, p.49)» par rapport aux autres. Ainsi, « l’homme, être nommé (Fédry 2009) » est aussi « un être divisé » qui se trouve « fracturé par du signifiant dont le premier effet est de creuser une faille (Cliche 1992, p.49) » entre le corps de l’être nommé et celui d’un autre. Dans le roman d’Anne-Élaine Cliche, c’est Malka la mère biologique qui nomme son nouveau-né : « Elle t’a nommé Yona » (JM, 69), qui signifie en hébreu « la colombe », « désigne métaphoriquement le peuple d’Israël (Lacocque 1989, p. 46 )», et dont le cri est interprété comme annonçant « la voix du Saint esprit de la rédemption. » (Mt, 3, 16) À travers cet acte de nomination qui n’est pas du tout anodin, Malka préserve son droit à la « matrilinéarité de l’identité de l’enfant. (Atlan 2013) » Bien qu’elle veuille l’abandonner, elle « détermine son identité » et lui « transmet le judaïsme[xxiii]» en lui donnant un nom juif qui apparait comme « le support matériel d’un message (Fédry 2009) » adressé au monde entier. Étant « le signe de la confiance totale et de l’innocence de l’intègre (Reichelberg 1995, p. 85) » et comportant toutes les promesses de la nouvelle alliance[xxiv] que Dieu scelle avec Noé, Yona-colombe rapporte « d’un monde en attente les minces documents d’une histoire en cours » (JM, 26) et devient un destin (Cliche 1998, p. 199), « un message vivant (Fédry-Jacques 2009)» vu qu’il « exprime l’essence même de la personne, inspire l’identité future de l’enfant et l’inscrit dans l’histoire (Atlan 2013). »
Après adoption, ce nom fut toutefois transposé – il devient Jonas – à des fins d’adaptation et d’intégration sociale. Le choix du patronyme français relève d’une stratégie de camouflage « car le nom ne sert pas seulement à révéler, il sert aussi et surtout à couvrir (Fédry- 2009) », nous extrapolons, à enfouir, à effacer, à abolir. Et il faut l’écrire ! « Mon nom tu vas l’écrire », ordonne Jonas, tout comme les noms du père, de la mère, du bateau « tous notés sur la feuille cent fois pliée dépliée. » (JM, 81) « Jonas tu vas l’écrire », insiste-t-il, avec les autres noms de l’histoire, ceux qui reviennent, marquent, se font entendre, « [tombent] sur la table » (JM, 201), viennent s’écrire obstinément avec son « corps plume » (JM, 155) dans l’espoir de retrouver l’Histoire et de la préserver[xxv]. Dans Jonas de Mémoire, nous le constatons, « le salut vient du souvenir (Lacocque 1989, p. 145) », du passé qui fait retour. À l’instar du prophète réel (Lacocque 1989, p. 130) , le personnage fictif « se souvient (Lacocque 1989, p. 145) », recompose sa vie révolue, son existence n’étant qu’un « perpétuel commencement, une germination à partir des cendres du passé (Lacocque 1989, p. 147) ». Ainsi devient-il « l’historien de l’imminence, le décrypteur et annonciateur de l’histoire en marche[xxvi] » ; en écrivant le passé, il le recrée afin d’interpréter les évènements, de leur faire dire leur sens. La transcription acharnée semble subséquemment relever d’une économie de la rédemption, à charge pour la narratrice de restituer les noms afin « de redonner à la défaite [du] peuple une mémoire glorieuse. » (JM, 133) Dans cette perspective onomastique salvifique[xxvii], le patronyme de Jonas apparait comme un signe d’appartenance universelle et soumet l’écriture au « programme (Cliche 1998, p. 200)» d’universalisation que le nom, la mission et la place qu’occupe le prophète juif dans la tradition judéo-chrétienne décèlent. Au sujet de Yonah fils d’Amittaï, le premier prophète juif à être « envoyé chez les nations pour prêcher et pour leur révéler leur méchanceté (Abécassis 1989, p. 333)», les exégètes, en grande majorité, s’accordent à dire qu’à travers le caractère universel de sa vocation prophétique transparait « le désir de YHWH de sauver tous les êtres vivants, et pas seulement YiSRa’el (Cliche 1998, p. 200).» Sa mission montre que « le royaume de Yahvé s’étend bien au-delà des limites d’Israël où les Juifs voudraient l’enfermer (Mora 1981, p. 37)». La volonté de Dieu est certainement donnée à lire dans la Bible à travers le déploiement textuel et diégétique des éléments ayant trait à l’universalisme (Adonaï, les nations, le paganisme polythéiste, les marins, la conversion collective…) et qu’Anne-Élaine Cliche se réapproprie pour les intégrer systématiquement au tissu de son roman. Ainsi, dans Jonas de Mémoire, les nombreuses allusions et références aux « soixante-dix nations » sont ce vers quoi s’oriente le discours historique du roman qui se construit en filigrane à partir d’un nombre de signifiants qui s’associent et enchaînent les prédicats de l’universalisation de l’histoire du juif-chrétien Jonas Perrault.
Selon la conception historico-religieuse de la « personnalité collective », le prophète Jonas est inconcevable en-dehors de son groupe, « dont la personnalité transcende toute limite individuelle (Lacocque 1989, p. 147). » Il en est de même pour Jonas Perrault qui est « né parmi les nations » (JM, 122) dans la ville natale de la narratrice où « s’installent toutes les nations de l’univers » (JM, 128) et « envoyé par sa mère fille parmi les soixante-dix nations. » (JM, 44) Par ces appartenances et filiations multiples, il représente l’humanité et devient responsable pour tous. N’est-il pas le double romanesque du prophète qui s’adresse aux soixante-dix nations, et conformément à la tradition chrétienne, « une préfiguration du Christ mort et ressuscité (Millet 2009) » ? Étant le véritable lien entre ses origines juives et son vécu catholique, le nom que ce personnage porte évoque la mémoire de ses ancêtres et présage du code de sa vie à venir : il est de ce fait « oracle et présage (Armengaud 1985, p. 62) » impliquant la construction d’un discours politico-historique sur l’Homme. Or, dans Jonas de Mémoire, ce discours n’est accessible qu’en tant qu’il se configure et se reconfigure à travers les histoires d’autres personnages, des proches, d’une collectivité. Essentiellement parce que le roman d’Anne-Élaine Cliche, écrit au second degré, n’est pas une donnée historiographique mais bien un désir de dire, de faire entendre les non-dits de l’Histoire par l’entremise de laquelle s’accomplit la structuration d’une énonciation-dénonciation, d’un « acte de parole (Maingueneau 1983, p.64) », qui semble adopter, comme le Livre du prophète Jonas, la position d’un universalisme décentralisé où se lit immanquablement le retour du refoulé !
- Universalité et traversée de l’HISTOIRE
Dans Jonas de Mémoire l’élargissement du champ de la remémoration à la collectivité dans laquelle s’inscrivent les souvenirs individuels de Jonas Perrault se prévaut de la mise en récit des interactions et recoupements entre ce que Maurice Halbwachs appelle mémoires individuelle et collective[xxviii]. L’histoire racontée puis écrite de Jonas qui semble atteindre et mouvoir la sphère du dire des autres, prend corps à partir de ces échanges dont il est important de suivre les méandres, d’autant plus qu’« il ne suffit pas de reconstituer pièce à pièce l’image d’un événement passé pour obtenir un souvenir. Il faut que cette reconstruction s’opère à partir de données ou de notions communes qui se trouvent dans notre esprit aussi bien que dans ceux des autres (Halbwachs 1997, p. 11) » Il n’y a aucun doute que ces « données communes » sont susceptibles d’induire des souvenirs, des retours, des détours même, mais c’est plutôt le rôle intermédiaire joué par les proches, tel que conceptualisé par Ricœur, qui rend possible dans ce roman la transmission, à plus forte raison que l’individu est en droit d’attribuer aux proches « une mémoire d’un genre distinct[xxix] », les proches étant, « des autres prochains, des autruis privilégiés (Halbwachs 1997, p. 11). » Partant de cette triple attribution de la mémoire « à soi, aux proches, aux autres (Halbwachs 1997, p. 11)» nous postulons qu’à mesure que Jonas remonte le cours du temps et repasse sans cesse sur les traces de son passé, il engendre par ricochet, le réveil irréductible de la mémoire endormie de la narratrice, de l’oncle, de Gilberte, du peuple, de l’Homme. Un réveil collectif particulièrement percevable à travers le prisme du mythe biblique de Jonas que les exégètes, faisant état des conversions collectives et de l’ouverture aux soixante-dix nations[xxx] présentent comme « la parabole de l’universalisme (Lichtert 2005, p. 209) »
- De soi … aux proches
Que Jonas ait choisi une camarade d’enfance pour écrire son histoire n’est pas à l’évidence un geste futile. En sollicitant son assistance, il fait simultanément appel à son témoignage, rien que pour assurer par son entremise, elle qui se situe « sur une gamme de variation des distances dans le rapport entre le soi et les autres (Ricœur 2000, p. 161)», la transition entre sa mémoire et l’HISTOIRE. Nous voyons alors dans cet appel, ainsi que dans les interventions de Gilberte, de l’oncle Aaron et des autres personnages, un point d’ancrage, un signe d’adhésion à ces autres proches. C’est dire que la restitution de l’histoire de Jonas et intrinsèquement de l’HISTOIRE humaine est tributaire de la médiation de ces proches susceptibles de transmettre un héritage, de partager des expériences similaires, d’aider à la remémoration, de prendre le relais lorsque la voix se tait, d’informer et de faire reconnaitre.
De Jonas à la narratrice
Dans ce roman, l’énonciation privilégie une certaine adhésion de la narratrice au souffleur, et tend – sous l’effet rebondissant des répétitions – à faire coïncider leurs expériences passées : « Voici le destin de Jonas et le mien qui se scellent » affirme-t-elle au chapitre « D’où viens-tu ? » Véritable narration de soi au proche, de Jonas, qui se lance, s’interrompt, se reprend, pour autoriser la prise en charge par la narratrice de sa propre histoire.
Je rame et peine à lier toutes ces bribes attrapées rassemblées ordonnées en fragments qui peu à peu rappellent une mémoire que je croyais pâlie effacée. La charge dont tu me charges est lourde difficile et contraire à la voie que j’aurais tracée pour raconter l’enfance que pourtant je ne trouve qu’avec toi Jonas et dont je n’avais presque rien conservé, pas d’images pas de mots. Voilà que tu me charges de dire à ta place ce que je ne croyais pas pouvoir écrire et que pourtant j’écris retrouvant mot à mot la pâte d’une existence collée à la tienne qu’il me faut lever cuire et manger pour connaitre le goût la saveur de mon corps oublié. (JM, 134)
Pas besoin d’une lecture psychanalytique pour comprendre qu’il y va, dans les propos de la narratrice, de la recherche (« je rame »), de la découverte (« retrouvant la pâte »), du retour (« rappellent une mémoire »), de l’identification (existence collée à la tienne), et tout l’attirail qui va avec, mais qui n’absorbera, tant s’en faut, le particularisme jouissif de son expérience, le goût distinctif « de [son] corps oublié ». Le « dire à ta place » de la narratrice provoque l’émergence d’une autre histoire, la sienne, et induit, à son insu, des inflexions mnésiques qui mettent en place des déplacements et connexions dont sa mémoire est porteuse. Voici en quoi consiste la restitution de l’histoire de Jonas : un dire qui déclenche un autre dire, à la fois identique et différent, mais de toute façon universel, qui prend consistance dans une jouissance originelle :
Au fond de la chaloupe d’aluminium retenue à l’ancre moteur éteint ça bouge, une onde fait tourner l’embarcation et les personnages, la corde se tend et une légère secousse interrompt la dérive la relance à l’envers, mouvement perpétuel ; vu du ciel ou je suis c’est un balancement de pendule vers la rive vers le large vers la rive vers le large ; l’enfant jouit c’est le mot jouit en silence dans la chaloupe sous le parfum cuit de la couverture posée sur elle par la mère, la petit meurt de ne pas mourir d’un anéantissement imminent si suave si émerveillant que rien n’a pu effacer le souvenir même les années d’oubli n’ont pu tenir empêcher freiner la résurrection intégrale du corps aujourd’hui disparu ; premier temps d’une série d’autres temps similaires dont l’histoire devra tenir compte comme de toutes les embarcations qui reviennent avec elle à la mémoire. Voilà ce qu’à tort ou à raison j’associe au retour de Jonas. (JM, 75-76)
La narratrice, sujet parlant et donc désirant, met en œuvre par l’énonciation du souvenir, donc d’un retour, l’acuité grandissante du désir « constitué par son rapport aux mots (Chemama & Vandermersch 2009, p. 295) » et dont l’association des verbes « retenir, bouger, jouir, mourir et ressusciter » semble éclairer le mécanisme. « Au fond de la chaloupe », qui n’est pas sans rappeler « le fond du navire » où le prophète Jonas « se [couche] et s’endormit profondément[xxxi] » pour se détourner de sa mission, le souvenir « retenu à l’ancre », se libère, revient grâce à une « légère secousse » qui le ranime, le « relance à l’envers », le jette à l’eau ? Et dire que l’enfant-narratrice qui « est » donc existe, « jouit » doublement dans un anéantissement émerveillant[xxxii], où se reporte un désir jamais reformulé mais d’autant plus décisif dans son « silence ». Dans leur constellation, les signifiants de ce « premier temps » (JM, 77) font refluer « une série d’autres temps similaires » que seul le langage est capable d’en rendre compte. Le corps de l’enfant s’abolit, s’oublie, « meurt » dans la jouissance, et ne sera ressuscité que par la force d’une parole, qui fait retentir « la voix inimitable plaintive » (JM, 76) de Jonas Perrault, d’Aaron, de Malka, des juifs déportés et de toute l’humanité, faisant retour du fond de la chaloupe où le corps « peut se retrouver plongé mais à sec dans la profondeur aquatique. » (JM, 78) C’est spécifiquement la réflexion de Jonas sur la cale, cet « espace paradoxal » (JM, 77), transportant sa famille originaire juive fuyant l’Europe nazie, qui sollicite par contrecoup chez la narratrice, le retour de ce souvenir immémorial où commence et recommence sans cesse, au rythme d’une berceuse[xxxiii], « l’épreuve d’exister » (JM, 77), d’être. L’existence de la narratrice est ainsi projetée dans une énonciation de plus en plus révélatrice, qui ouvre le souvenir de la chaloupe sur d’autres scènes, formant par-là une chaine qui fait sens. D’une traversée aquatique à l’autre, d’un souvenir à l’autre, l’histoire se recompose, depuis l’enfance jusqu’au présent, passant par l’âge de « dix-neuf » et de « vingt-quatre vingt-cinq », où la « jouissance de tout l’être l’extase sans plaisir de la dislocation » devient l’affirmation d’une vérité universelle, « mourir d’exister » (JM, 95):
La chaloupe où ma mère chante ramène une autre scène, encore une ; je suis avec Sam sur un bateau ou est-ce ? [….] nous sommes dans l’ascension que cet amour ordonne, dans l’assomption en cours de nos âges à venir, en route vers la haute mer […] Être là du verbe être avec Sam tendue vers l’avant du bateau ; nous voici en pleine mer lisse … qui m’emporte avec elle vers l’anéantissement probable souhaité. (JM, 96)
Ainsi se relient les souvenirs de la narratrice par « l’association de Jonas ou de son retour ou de son histoire avec un fragment d’enfance oublié jusque-là détaché d’un bloc tombé d’un magma. » (JM, 72) Cette « expérience enchâssée » (JM, 72) met en avant, dans l’itération d’une situation, dans la récupération de certains matériaux, mais aussi dans l’hétérogénéité de l’expérience humaine du désir, une réflexion sur l’existence. La mère, « le jeune homme premier amour » (JM, 86) et Sam sont autant de présences qui précipitent la narratrice dans « l’anéantissement souhaité », dans « la disparition douce » (JM, 76), dans la « douleur délice » (JM, 87) ou encore dans « la volupté d’une abolition » (JM, 76) de l’être caractérisant toute expérience ambivalente de jouissance. Rejoignant le sort du prophète Jonas qui s’abolit dans les flots, elle relate au dernier chapitre son expérience initiatique de la solitude sur l’île. Son désir d’exister mûrit ne serait-ce que par la force d’une parole, d’une histoire, dont le commencement a été prononcé depuis longtemps mais qui revient par bribes pour marquer à l’encre de son corps plume d’écrivaine l’étendue d’une existence, collée à celle de Jonas et aux autres, probablement sauvée : « je deviendrai ce que je dois devenir je connaitrai mon désir d’exister je saurai qui je suis je sortirai de l’enfance… » (JM, 221) Cette « sortie » de l’enfance, réalisée paradoxalement par le biais de l’abîme[xxxiv] aquatique, n’est pas sans rappeler la sortie du prophète Jonas du ventre du poisson, autour duquel gravitent toutes les sorties de tous les personnages du roman. L’appréhendant comme expérience humaine universelle, Anne-Elaine Cliche construit « la sortie » comme signifiant pour établir des connexions intratextuelles entre les sorties de Jonas Perrault de l’Hôpital psychiatrique à l’Annonciation, les sorties de la narratrice, les sorties de la nuit des temps « de ces voix oubliées devenues inaudibles des années trente quarante cinquante » (JM, 26) mais que les livres des historiens québécois font entendre, les sorties d’Aaron du Judaïsme… Tant de sorties qui s’associent ultimement mais inlassablement aux sorties de Malka Friendman, incarnation de toutes les sorties.
De Jonas à Gilberte
C’est Gilberte, toutefois décédée, qui s’autorise après coup la transmission de l’histoire[xxxv]– des sorties – de Malka Friedman dans sa lettre adressée à Jonas. De là, nous pouvons parler d’une double médiation. Mais, contrairement au témoignage de la narratrice que Jonas lui-même interpelle, celui de Gilberte lui a été imposé. Une intervention inopinément reçue, qui brusque et fait effraction. Si bien que cette lettre est aussi un parcours tracé de la vie de Malka dans sa double dimension familiale et historique. Ici Gilberte tout à la fois informe, raconte et historise. Son point de vue est justifié : « On ne donne pas un enfant en adoption sans laisser de traces. » (JM, 63) En tout état de cause, si l’histoire de la narratrice semble être soutenue, en dépit des chutes annihilatrices, par un désir implacable d’exister, de devenir, celle de Malka, est projetée dans l’abolition, dans son désir de disparaitre. Disparaitre pour n’être personne, pour ne plus apparaitre. Disparaitre, sortir, s’abolir, mourir, quitter, partir… fuir, à la manière du prophète biblique, qui « ne cesse de se cacher et de fuir (Abécassis 1989, p. 335)», qui descend au plus profond du navire, « s’éloignant de la Face de Dieu (Abécassis 1989, p. 334)» et se dérobant dans une attitude léthargique à sa vocation, à savoir, celle d’aller prêcher la parole de Yahvé auprès des Ninivites.
La première sortie de Malka s’avère déterminante du fait qu’elle engendre bien d’autres, marquées par l’angoisse, la peur d’exister. La persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale pousse Malka Friedman et sa famille à quitter leur pays natal, à « sortir » définitivement de l’Europe au bord du « SS Marine Falcon. » (JM, 87) Au Canada, le drame recommence ! Malka est contrainte de quitter sa famille suite à une grossesse sans mariage. Impossibilité, de la retenir au sein d’une communauté moralement rigide, ni de la soutenir ! La mère sévèrement conservatrice la terrorise, elle la condamne à l’errance. En quoi diffèrerait-elle de son peuple, elle la juive errante ? Elle « sort » de la maison, « se dégage de cette appartenance » (JM, 150), l’ignore et ne revient plus. Portant son fils dans ses entrailles, elle subit la séparation et s’achève dans la disparition. À la naissance de Jonas, le choc a lieu, l’angoisse atteint toutes ses facultés : « Voilà ce qu’elle écrit la tante de son écriture ferme à l’encre bleue à peine pâlie, ta mère ne peut ni ne veut te garder et souhaite te donner en adoption. » (JM, 64) Elle refoule son désir de le garder, elle l’abandonne, « sort » de sa vie, le retire de son peuple, « s’éloigne de sa face », le perd pour qu’il réussisse sa vie.
De Jonas à Aaron
Mais le refoulé ne se perd pas à jamais, il revient, fait retour. C’est en quoi Aaron, l’oncle maternel de Jonas, croit profondément, lui, faisant partie de « ceux nombreux qui ont plutôt pensé qu’il fallait au contraire revenir se réapproprier non pas une essence mais un héritage pour être enfin libérés. » (JM, 151) Le lien affectif entre ces deux personnages implique une relation fondamentalement dialogique, qui semble ainsi définir une urgence pour répondre à la question : « Qu’est-ce qu’être et ne pas être juif ? » (JM, 135) Le dialogue mené par Aaron, toutefois « inachevé » (JM, 135), ouvre démesurément la mémoire à une blessure, à un passé qui ne se rétablirait, ne passerait, ne s’accomplirait qu’une fois placé sous le signe d’une conversion, d’un retour après détour, d’un réveil après sommeil. À travers l’appropriation par l’auteure du langage usuel et des signifiants bibliques du texte de Jonas (conversion, retour, réveil, détour) et leur traitement romanesque, nous pouvons développer un parallèle entre Aaron et le prophète Jonas, en tant que convertis, victimes tous deux de leur détournement, et devant vivre l’un et l’autre l’expérience douloureuse du retour où il leur faut non seulement vivre le partage de la conversion, mais supporter de la voir partager par une collectivité. Par un jeu d’identification, il est également possible d’établir une analogie avec Jonas Perrault dont la destinée personnelle rejoint celles de son oncle et du prophète, les trois tendant à se généraliser : « L’oncle compare le retour de Jonas à son retour à lui Aaron à sa techouva (conversion) accomplie à Montréal dans la force de son âge. » (JM, 87) Néanmoins, si le retour d’Aaron au judaïsme après un long détournement se fait définitivement par conviction religieuse, celui de Jonas Perrault se poursuit dans la pratique religieuse, provisoirement pendant un an[xxxvi], à travers la perspective d’une quête incessante du sens qui passe inévitablement par l’écoute de la Torah. Quoi qu’il en soit, le converti – Aaron en est tout à fait conscient – est constamment contraint de gérer le devenir de son moi guéri en assumant sa ressemblance avec le Créateur :
Dors dors laisse-moi te raconter comment l’abolition de Yona dans les flots devient pour les marins l’occasion d’une conversion le mot paraît énorme mais il s’agit d’une conversion entends ça comme tu veux d’un retour d’un acquiescement à la ressemblance à cette part de nous-mêmes qui est à l’image du créateur et à laquelle les hommes attentent sans relâche. (JM, 169)
Tout en entretenant l’échange conversationnel avec son oncle, puis le prolongeant avec Roselyne et Nagy Rose, Jonas se convertit, d’une conversion mue par le désir de renouer avec ses origines juives, sans pour autant se départir du catholicisme au sein duquel il a grandi. Son retour « tellement espéré » (JM, 174) revêt une dimension collective capable de renverser le cours du temps : « Ce soir-là chez sa tante Roselyne c’est le sens de l’histoire qui se convertit » (JM, 207), c’est « le passé qui se convertit en avenir. » (JM, 217) En ponctuant les parcours insolites de sa mémoire, Jonas Perrault ne cherche pas uniquement une raison à son existence, mais à l’Existence. Par un acte de parole, il s’agit de se convertir mais également de convertir une collectivité en leur annonçant « un retournement radical (Sibony-Daniel 1985, p. 58)» de leur être. À l’instar du Jonas biblique s’adressant aux marins et aux Ninivites, le Jonas romanesque « aura été l’agent d’un retournement radical, qu’il ne peut formuler qu’en l’agissant sur lui-même (Sibony-Daniel 1985, p. 58) ». En ce sens, la reconstitution par la fiction de l’histoire de Jonas, entre, par l’intermédiaire des proches, en résonance avec des enjeux d’ordre historique et anthropologique : Jouir, dormir, sortir, fuir se réveiller, se convertir, informer, transmettre, faire connaitre … autant d’expériences humaines qui sont à l’évidence le soubresaut où se renouvelle, à travers le prisme d’un mythe biblique universel, l’émergence de l’HISTOIRE vraie, celle des hommes qui attentent sans relâche à l’image de Dieu. Mais, une prise de conscience se fait connaitre…
- De soi, des proches…aux autres
Si Marguerite Yourcenar voyait dans le recours à la fiction historique, donc au passé, une issue rédemptrice pour le développement intellectuel et affectif de l’être humain qui se tourne « vers le passé pour se faire une image de sa destinée et pour aider à connaître le présent lui-même[xxxvii] », Hans-Robert Jauss l’appréhende en termes d’altérité et de communicabilité en postulant que « l’écriture de l’histoire, l’emploi des moyens de la fiction […] jette un pont entre présent et passé, un pont qui représente le meilleur moyen pour faire comprendre et donc rendre communicable l’altérité des mondes historiques devenus lointains et étrangers, et ce grâce à la puissance de dévoilement de la fiction (Jauss 1989, p. 93). » Dans cette perspective, il convient de souligner que Jonas de Mémoire n’est pas un roman historique au sens où l’entendent les théoriciens du genre. Cependant, la romancière convoque les discours historiques et les fictionnalise afin d’ancrer son récit dans une réalité historique bien précise. Ceci dit, le roman apparait comme la concrétisation parfaite de la rédemption dont parle Yourcenar, une rédemption transmissible, communicable de l’un à l’autre, de l’un par l’autre. Contrairement au roman historique où le fictionnel se développe en marge de la référence historique, dans Jonas de Mémoire, le discours historique s’incorpore à la fiction pour rendre compte – paraphrasant Barthes dans sa préface à l’étude de Bruce Morissette sur les romans d’Alain Robbe-Grillet – d’une certaine intentionnalité réaliste bien singulière : retrouver le réel perdu (Morissette 1963, p. 7). C’est dire que l’écrivaine cherche par son écriture polyphonique à « ouvrir un présent à faire (De Certeau 1975, p. 120) », à « [remettre] en cause le présent en utilisant le passé (Zonza 2011)», justement parce qu’il est écrit – et lu – dans un maintenant. En fictionnalisant l’Histoire, Anne-Élaine Cliche cherche à rendre compte d’un refoulé historique, à révéler après coup la part cachée – oubliée – de la vérité historique, à remettre en question les discours mensongers des historiens et historiographes, à « [fournir] au présent une nouvelle iconographie dont la teneur idéologique émane en partie du passé (De Certeau 1975, p. 120) » qu’il faut urgemment restituer. Teneur idéologique et non pas positionnement idéologique, le roman de Cliche n’étant pas un roman à thèse, mais un « comme si (Barbéris 1980, p. 346) » qui n’a aucunement l’intention « de substituer à une unité et à une cohérence idéologique une nouvelle unité ni une nouvelle cohérence tout aussi idéologique (De Certeau 1975, p. 120) », mais plutôt de donner – en l’écrivant – « à lire le réel avec tous les risques (De Certeau 1975, p. 120) » et à « inscrire dans la représentation du réel empirique les possibilités diverses de son éclatement, de ses évolutions, de ses relectures, la possibilité en un mot d’actions nouvelles encore in-classées (Barbéris-Pierre 1980, p. 346). » Dans Jonas de mémoire, si l’écrivaine s’abstient de développer les procédés discursifs relatifs à l’engagement politique, elle charge cependant le discours des personnages d’un contenu historico-politique, humain, voire affectif, que la narratrice énonce d’une façon précise au chapitre « D’où viens-tu ? » :
Apparemment l’écriture va file son chemin informe affirme poursuit ; pour toute cette période de la guerre on a bien du mal à savoir et savoir quoi au juste d’ailleurs ? Où ils sont. Séparés ? Ensemble ? Qu’est-ce qu’ils racontent les vivants ? Et les morts ? Les questions sont écrites en haut de la feuille cent fois pliée dépliée. Quoi ? Quand ? Qui ? Où ? avec la liste des noms les dates les adresses les esquisses crayonnées. Alors raconte l’histoire ! Juste après l’annexion forcée de la Transylvanie roumaine à la Hongrie, 1940, les conditions de vie des Juifs ont commencé à se détériorer la peur partout dans les rues facile à déduire que tout s’est disloqué à partir de là et les Friedman ceux qui restent Gregor Rosa Aaron Malka le bébé Roselyne il y en a sûrement d’autres des cousins oncles tantes qui n’ont pas traversé la guerre. On l’apprendra. (JM, 107-108)
Passage d’une extrême importance où ils sont transcrits les Noms des ancêtres et des membres de la famille de Jonas. En effet, l’énonciation, se situant à la charnière de la rétrospection et de la prospection, se trouve générée à partir de l’histoire individuelle de Jonas qui fait advenir une histoire collective dont le prolongement semble être assuré par des questions qui « restent reviennent sans cesse » (JM, 107) appelant « des hypothèses des récits. » (JM, 107) Une contextualisation historique (« Seconde Guerre Mondiale ») et spatio-temporelle (« Europe, 1940 ») procède à l’énonciation explicite de la tragédie des ancêtres de Jonas, des Juifs d’Europe, rescapés, morts ou disparus, tous victimes des idéologies puritaines prônant la supériorité de la « race aryenne. » Renforçant l’effet de réel, ce passage fonctionne non seulement comme un discours politique intégré au tissu du roman mais comme dispositif de contiguïté, de rapprochement ou de réalisation (« rendre réel ») de la fiction. Dans ce sens, les Friedman s’absorbent par les références à la géographie (« Transylvanie-Hongrie ») et au temps (« 1940 ») et servent à rattacher davantage la fiction tout entière à la réalité qui se heurte aux traumatismes historiques et aux difficultés de remémoration et d’émergence :
[…] Voici qu’un voisin propose aux Friedman de les cacher dans sa ferme pour échapper au ghetto de quarante-quatre mais très vite ils sont forcés de trouver autre chose la ferme n’est pas sûre le voisin non plus Aaron se souvient. À partir de là tous séparés les trains partent de Hongrie en quarante-quatre on vide les ghettos ils se perdent de vue on se retrouvera à la fin des temps […] Les parents confinés ensemble dans une cave nourris tenus en vie par des Hongrois catholiques leurs noms inscrits à Yad Vashem. Malka Friendman sort du trou a huit presque neuf ans […] Roselyne retrouvée en quarante-huit et Malka dans un camp pour personnes déplacées en quarante-sept peut être quarante-huit c’est si loin […] Dans l’abomination la plus grande presque généralisée Malka survit […] De quarante à quarante-quatre gloire de Ninive toute intelligence a sombré triomphe du Béhémoth et du Léviathan les Ninivites ont rassemblé Israël l’ont entassé dans des fourgons et rien de bon ne pouvait plus sortir de Ninive rien voilà ce qu’elle aurait pu se dire Malka échappant de justesse à l’entassement du convoi. (JM, 108 -110)
Au cœur du sixième chapitre traçant le parcours de Malka et d’où est tiré ce passage se trouve l’Holocauste, le crime nazi contre l’Humanité. Déportation, camps de concentration, dispersion, séparation, génocide… tant de tortures infligées aux Juifs et entrainant pour les victimes des ravages et des souffrances inimaginables. Toutefois, si Anne-Élaine Cliche semble proposer contre l’oubli symptomatique de l’Histoire une thérapie par la mémoire (« se souvient »), elle tient à mettre en évidence, dans les deux passages cités mais aussi dans l’intégralité du roman, la nécessité pour Jonas de s’inscrire dans une histoire générale dont il s’avère l’héritier et dans une histoire familiale qui l’ancre dans une lignée. Ce n’est pas alors une coïncidence si la romancière choisit d’intercaler le discours historique de la guerre dans le chapitre consacré à l’histoire de la mère juive qui a vécu des années en occultant des souvenirs de traumatismes graves. Ce faisant, l’auteure semble rejoindre la thèse de Werner Bohleber soutenue dans son article « Remémoration, traumatisme et mémoire collective » et selon laquelle « le traumatisme et sa maîtrise par la remémoration ne [concernent] pas seulement les victimes survivantes, mais [ont] aussi des conséquences spécifiques pour leurs enfants et les enfants de leurs enfants (Bohleber 2007, p. 804)». Apparait alors, dans ce roman, la portée des verbes « savoir », « connaitre » et « reconnaitre » dont les nombreuses occurrences[xxxviii] participent à la construction d’un certain discours du roman sur la connaissance-reconnaissance de la vérité que Jonas en « diseur de vérités » (JM, 141) peut « voir » (JM, 141) et dire. De manière similaire au texte biblique qui érige les marins en sujets moralement éveillés voulant « connaitre le responsable du malheur » (Jon 1, 7) et « savoir » (Jon 1, 8) la mission de Jonas pour tenter d’échapper à la mort, la re-connaissance est ainsi posée comme condition de possibilité à Jonas, aux personnages qui s’y identifient et à l’humanité entière, « de se dégager de l’emprise des effets d’événements traumatiques (Baussant 2007, p.393) » et de susciter une prise de conscience collective qui a dans le roman une fonctionnalité bien particulière, celle de servir le déploiement d’un discours de dénonciation que la référence biblique à Ninive permet d’articuler.
Rattachée à une temporalité historique « de quarante à quarante-quatre », l’évocation de la gloire de Ninive, la ville injuste, la ville « corrompue »( Reichelberg 1995, p. 92), symbole « du grand mal (Mora 198, p. 21)», « du péché, de la violence, du paganisme(Mora 198, p. 9)», corrobore le jeu de l’intertextualité et consacre la subordination du nazisme à « la méchanceté[xxxix] » des Ninivites. À travers le parallélisme établi entre Béhémoth, Léviathan et Ninive d’un côté et l’opposition d’Israël à Ninive de l’autre côté, Anne-Élaine Cliche apporte tous les renforts et les résonances défavorables pour construire le discours de dénonciation dans une visée humaine, démystificatrice qui fait fi des discours politiques mensongers et tordus. Néanmoins, l’analogie établie dans la fiction entre Ninive et le national-socialisme n’est pas inédite, elle figurait déjà dans l’exégèse de Vincent Mora sur le livre du prophète Jonas. Abordant l’historicité de Ninive, « ville de Nabuchodonosor destructeur d’Israël » (JM, 197), l’exégète tente un rapprochement qui pourrait être très éclairant :
On le comprend, [dit-il]. Que représentait en effet Ninive aux yeux de Jonas ? À peu près ce que représente aujourd’hui, aux yeux des Juifs, le IIIe Reich […] Nous devinons l’implacable cruauté de ces tyrans : guerres de conquêtes, spoliations, déportations de populations, travaux forces, impositions de tributs exorbitants, saccages innombrables, terres brûlées…( Mora 198, p. 21)
Dans le roman, la concrétisation de ce rapprochement révèle également une dimension de l’expérience juive qu’illustre le déploiement des registres apocalyptiques de la violence : « provoquer terreurs viols carnages » (JM, 119) ; de l’annihilation, de la fin : « réduire à néant » (JM, 119), « naufrage » (JM, 132), « tout s’achève en cendres » (JM, 153)… Disant ainsi l’extermination des peuples et la néantisation de leurs causes[xl], le discours du roman laisse en revanche entrevoir l’espoir d’un dévoilement, d’un nouveau commencement, d’une authentique conversion dans l’ultime objectif d’une réintégration de l’Homme dans un projet historiquement salvateur portant, à travers le prisme du livre de Jonas, les germes d’une eschatologie biblique, rédemptrice et bienfaitrice : « Les enfants d’Israël assassinés ou dispersés un reste est revenu et renaît pour éclairer Ninive l’obscure la noire la rassembleuse des nations, Ninive la grande la pourvoyeuse de tous les vœux de mort ne disparaitra qu’avec la Création. » (JM, 2017) Si dans la réalité des XXe et XXIe siècles, la dénonciation du crime nazi est coincée dans la non-émergence de la vérité, dans la fiction-création, la romancière exploite sa propension à superposer deux réalités historiques, l’animosité originelle entre Ninive et Israël sous-tendant celle plus récente entre Juifs et Nazis, afin d’attester de l’urgence d’un surgissement libérateur, de la formulation d’une double indignation face au peuple perpétrateur[xli]: l’une orientée vers le passé, vers la criminalité de la génération des perpétrateurs, l’autre trouve son ancrage dans le présent et s’oriente vers les descendants du peuple perpétrateur, entérinant cette injustice et sombrant dans le déni, ce grand mal qui caricature la vérité. En témoignent au deuxième chapitre intitulé « Livre poisson » – et ailleurs dans le roman – les propos dénonciateurs de la narratrice lesquels se fondent dans la tonalité collective de l’énonciation pour devenir une configuration discursive subsumant les figures du mal sous la nébulosité de l’inauthenticité :
Je demande à Sam qu’il me parle de l’histoire la grande la nôtre, histoire d’un peuple encore à écrire à récrire au terme de décennies qui l’ont tordue lui ont fait rendre son eau vive jusqu’à ce qu’elle soit bien sèche reblanchie aplanie subjuguée subordonnée, perversion de Ninive ; notre histoire : survivance suicide damnation rédemption balancement ballotage. Me parle Sam, le Temps n’appartient pas au monde extérieur, progresse par rythmes retours mouvements, l’accompli peut devenir inaccompli ; me parle encore, Ce qui est écrit pour sceller bouches oreilles yeux peut être lu pour dire entendre voir. » (JM, 34-35)
Ainsi que nous essayons de le démontrer, c’est dans l’opposition mensonge-vérité historique qu’il faut chercher le désir du livre, de l’écriture ou de la réécriture de « l’histoire la grande la nôtre ». Lorsque nous passons à un niveau d’analyse plus profond de ce passage, où l’intertextualité biblique (« perversion de Ninive ») et l’enchevêtrement des références historiques s’allient au devoir de remémoration et d’écriture de l’Histoire, nous nous heurtons à une imputation qui lève le voile sur les Injustices historiques et nourrit la nécessité d’une réaction politique et éthique. Écrire, réécrire l’Histoire pour desceller « bouches oreilles yeux » afin que le lecteur ne se contente pas de survoler cet épisode de l’histoire mais de « s’y engager (Beaudoin 1991, p. 25) » pour « dire entendre voir » la part vraie de ce qui a été pendant des décennies dissimulé, enfoui, falsifié, refoulé. Comme le prophète Jonas, ce « fils du véridique » à qui « le monde caché des mers se révèle (Reichelberg 1995, p. 92) », les personnages de ce roman et à travers eux le lecteur, palpent et voient le monde celé ; ils rencontrent l’origine et la finalité de leur vie. Retour d’un refoulé, survie d’un reste, recherche de la vérité, sursaut de l’engagement, mobilisation et passage à l’action élèvent ainsi l’histoire – dite et écrite – de Jonas Perrault, ce personnage qui « porte un peuple asservi sur [son] dos » (JM, 209), au rang d’expérience universelle inaugurale des relations salvatrices[xlii] que l’Homme devrait entretenir face au mal.
Pour conclure
Il parait que, outre l’historisation objective, l’une des meilleures reproductions véridiques de la réalité historique, c’est incontestablement la fiction. Voilà d’où Jonas de Mémoire est parti pour aboutir, empruntant à Sartre, à « une libération concrète à partir d’une aliénation particulière (Sartre, 1999, p. 78). » Face au grand silence, à l’occultation des massacres perpétrés pendant la Seconde Guerre Mondiale, Anne-Elaine Cliche défriche – avec d’autres écrivains et penseurs – les voies prometteuses d’un dire-vrai, d’une parole authentique qui s’écrit au présent et qui a le pouvoir de guérir des blessures immémoriales. Un dire bien entendu récupéré par la mémoire qui a, d’après Francis Moreault, une double fonction : « celle de la remémoration et celle de la transmission[xliii]. » Aux frontières du dire de Jonas Perrault, « s’ouvrent les traversées d’un autre-dire[xliv] », celui d’une collectivité, les deux s’appuyant sur la réalité historique pour faire jaillir le discours de dénonciation qui donne préséance à l’universalité, saisie et ressaisie sans cesse dans l’énonciation à travers les nombreux renvois au récit universel de Jonas.
Contre les atrocités des guerres, les massacres, la montée du racisme qui ont consumé le XXème siècle, devenu le théâtre d’une indolence morale inédite, ce roman se dresse, à plus d’un demi-siècle de distance, comme un monument aux victimes de la Seconde Guerre Mondiale mais aussi de tous les massacres génocidaires. Convoquant l’Histoire et la Bible, l’auteure s’interroge sur la responsabilité historique de l’Homme face à l’abomination, face aux injustices irréparables. Pensé comme un rempart contre l’oubli, Jonas de mémoire est l’accomplissement d’un retour qui engendre une réaction ; c’est un dire prophétique qui cherche, en s’écrivant, à s’institutionnaliser afin de s’opposer à la violence, au mutisme ! Dans ce sens, il constitue un moyen privilégié « de [dire] l’histoire au service de l’histoire » (JM, 181) d’énoncer la quête « qui est quête du sens de la vie, confrontée à la mort (Bouloumié 1988, p. 242) », quête de la Vérité historique. « International, transhistorique, transculturel[xlv] », le récit de Jonas Perrault, recueilli dans ce « livre-poisson », a l’avantage de convertir le passé en avenir. Ce récit, le mot final est à Barthes, « est là, comme la vie (Bouloumié 1988, p. 242) » ; il occupe tous les lieux, traverse tous les temps pour révéler le désir d’un surgissement rédempteur!
[i] professeur vacataire de littérature française à l’Université Libanaise et à l’Université de Balamand au Liban. Email :saadnancy@hotmail.com
أستاذ مؤقت للأدب الفرنسي في الجامعة اللبنانية وجامعة البلمند في لبنان
[ii] Dans un souci de lisibilité et de comparabilité, nous adopterons dans notre article, par référence au concept de la triconceptualisation, la trigraphie du mot « histoire » telle que Pierre Barbéris la présente dans Le Prince et Le Marchand, invitant à distinguer entre l’HISTOIRE comme une « réalité » absente indissociable des discours tenus sur elle, l’Histoire comme discours « fondamentalement didactique et idéologique » visant à construire une image de l’HISTOIRE et l’histoire c’est-à-dire le récit, la fable ou « ce que met en œuvre l’écriture dans la saisie… d’un réel n’ayant pas encore droit à l’Histoire, mais relevant de l’HISTOIRE. » Barbéris-Pierre 1980, p.73-95.
[iii] Comme le rappelle François Dosse dans L’Histoire ou le temps réfléchi : « l’histoire, comme mode de discours spécifique, est née d’une lente émergence et de coupures successives avec le genre littéraire, autour de la quête de la vérité ». Dosse- François 1999, p. 8
[iv] Citation d’Anne-Elaine Cliche tirée de son résumé du roman figurant sur la quatrième de couverture
[v] « [ … ] un camino sin fin de reparar provisional y parcialmente los trozos de la identidad hecha trizas. » Ferrer- Carolina 2003, p. 12. Citée et traduite de l’espagnol par Roxane Maiorana dans son mémoire intitulé Représentations identitaires et mémorielles sous les violences d’état dans les Années Inutiles et Lost City Radio, UQAM, juin 2018.
[vi] Citation d’Anne-Elaine Cliche tirée de son résumé du roman figurant sur la quatrième de couverture.
[vii] Tenter de remonter avec exhaustivité cette mosaïque va à l’encontre de l’objectif de cet article qui privilégie une sélection susceptible de montrer que dans ce roman l’auteure Anne-Élaine cliche déploie un dispositif où la narration noue étroitement une manière exceptionnelle de dire l’histoire (individuelle et collective) et de l’actualiser.
[viii] Propos proférés par l’auteure du roman au cours d’une interview que nous avons réalisée, via Facetime, le 19 mai 2019.
[ix] Dans son ouvrage Dire le livre, Anne-Elaine Cliche soutient que « dire le livre renvoie à un acte plutôt qu’à un propos ». Cliche-Anne-Elaine 1998, p.15.
[x] Aaron, Nagy Rose, Roselyne, Malka…dont les destinées se recoupent avec celles de Jonas et de la narratrice.
[xi] Dans leur article intitulé « Introduction : Que veut dire voix narrative ? », Sophie Marnette et Elaine Swift s’interrogeant sur la signification de la « voix narrative », pensent ainsi la matérialité de la voix : « Est-elle parole ou pensée (paroles intérieures), orale ou écrite ? » Marnette-Sophie, Swift-Elaine 2011.
[xii] Comme l’entend Lacan, la voix pouvant être le partie non linguistique du discours : « L’altérité de ce qui se dit ». Lacan-Jacques 2004, p. 318.
[xiii] À titre d’exemple : « La bouche s’ouvre et puis non ne dit rien. Le silence se prolonge. » (JM, 40)
[xiv] Abordant la question de la folie dans la doctrine lacanienne, Jacques Adam postule que « s’il y a chez Lacan une doctrine de la folie, une doctrine autre que celle de cette folie dont on se croit trop facilement familier pour en avoir une pratique soignante collective dans les institutions spécialisées, cette doctrine va d’une analyse du langage à une analyse du discours. » Adam-Jacques 2015, p.97-108.
[xv] « Il y en a d’autres dans cette galère ! Kafka : Il me faut tout acquérir non seulement le présent et l’avenir mais encore le passé cette chose que tout homme reçoit gratuitement en partage cela aussi je dois l’acquérir, dure besogne. » (JM, 46)
[xvi] Rabbi Nahman de Brastlav cité dans Cliche-Anne-Elaine 1998, p. 30.
[xvii] Nous paraphrasons ici librement Charles Reagan, l’auteur de l’article intitulé « Réflexions sur l’ouvrage de Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli ».
[xviii] Nous faisons allusion à la réflexion de Francis Moreault qui considère que « penser la question du récit mémoriel et historique » devient l’équivalent de « penser la question du récit identitaire.» Moreault-Francis 2003, p. 341
[xix] La narratrice « scribe » est placée devant deux choix : « Sur la page blanche ou il n’y a rien elles viennent les phrases, charrient des masses fluides ou compactes, il faut les attraper ou les perdre les poursuivre ou les rendre au silence. » (JM, 9)
[xx] Propos d’Anne-Elaine Cliche, 19 mai 2019.
[xxi] Citation d’Anne-Elaine Cliche tirée de son résumé du roman figurant sur la quatrième de couverture
[xxii] L’adverbe justement revient à plusieurs reprises en Italique dans le roman. Son emploi itératif voire obsessionnel, nous semble particulièrement intéressant du fait qu’il s’éloigne du contenu sémantique de l’adverbe (« précisément » ou « conformément à la justice ») pour remplir la fonction d’un leitmotiv introducteur des détournements, qu’ils soient textuels (détournement ou changement de sujet) ou sémantique, pour signifier l’injustice : « Il dit justement pour retarder interrompre, détourner du seuil qu’on allait franchir. » (JM, 10)
[xxiii] Selon la Halakha c’est la mère qui transmet le judaïsme à l’enfant et ce dernier n’est juif que par sa mère
[xxiv] Dans Le livre de Jonas, l’auteur Jacques Ellul affirme que Jonas signifie « la colombe » qui « avait été envoyée de l’arche et qui ramène le rameau d’olivier attestant la fin de la colère de Dieu. La colombe, le messager que Dieu envoie pour dire que le châtiment est terminé, que commence l’ère de l’alliance et de la grâce ». Ellul-Jacques 1952, p. 4
[xxv] La mémoire a ainsi une double fonction : celle de la remémoration et celle de la transmission. Se remémorer, c’est se rappeler le passé afin de le sauvegarder, tandis que transmettre, c’est opérer par la mémoire une sélection du passé pour l’actualiser dans le moment présent. Moreault-Francis 2003, p. 343.
[xxvi] Paul Ricœur cité dans l’article de Vidal Daniel intitulé « André Vauchez (dir.) Prophètes et prophétisme ».
[xxvii] Malka récite inlassablement « les noms de sa fuite et de sa délivrance. » (JM, 117)
[xxviii] Nous référons à son ouvrage intitulé La Mémoire collective
[xxix] Ricœur-Paul 2000, p. 161-162. Abordant la question de la mémoire collective, Ricœur fait remarquer qu’ « en plus de la mémoire individuelle et de la mémoire du groupe, il faut reconnaître le rôle d’intermédiaire joué par la mémoire de nos proches : Entre les deux pôles de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, n’existe-t-il pas un plan intermédiaire de référence où s’opèrent concrètement les échanges entre la mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique des communautés auxquelles nous appartenons? Ce plan est celui de la relation aux proches, à qui nous sommes en droit d’attribuer une mémoire d’un genre distinct […] Les proches sont des autres prochains, des autruis privilégiés. »
[xxx] Dans son étude sur le livre de Jonas, Vincent Mora constate que « c’est la première fois qu’un prophète est envoyé dans une ville païenne, pour une mission religieuse. Dans la Bible, les prophètes sont envoyés exclusivement à Israël pour dénoncer le péché, appeler à la conversion, annoncé le salut, bref, pour menacer et réconforter. Aucun prophète n’est allé porter pareil message à l’étranger […] si les peuples païens sont interpellés par les prophètes, ils le sont en fonction d’Israël, et la plupart du temps en vue d’un châtiment. Mora-Vincent 1981, p. 9.
[xxxi] « Mais le Seigneur fit souffler sur la mer un vent impétueux, et il s’éleva sur la mer une grande tempête. Le navire menaçait de faire naufrage. Les mariniers eurent peur, ils implorèrent chacun leur dieu, et ils jetèrent dans la mer les objets qui étaient sur le navire, afin de le rendre plus léger. Jonas descendit au fond du navire, se coucha, et s’endormit profondément. » (Jon 1 ; 4-5)
[xxxii] Ou encore dans une « disparition douce ».
[xxxiii] Il était un petit navire. (JM, p. 76)
[xxxiv] Ou de ses variantes : gouffre, trou, néant …
[xxxv] L’oncle Aaron l’étoffera ultérieurement en y introduisant les détails manquants.
[xxxvi] « […] Il prend tout veut tout immersion du temps dans le temps interdits et sublimation de la bouche par la cacheroute études Talmud Torah talit tsitsit téfilines soucca kippa prières du matin du jour du soir toutes les fêtes ; un an pour plonger le corps pas long un an le tour complet du calendrier. » (JM, 90)
[xxxvii] Propos de Marguerite Yourcenar prononcés le vendredi 26 février 1954 au cours d’une conférence intitulée « L’écrivain devant l’Histoire » récupéré de : https://www.cidmy.be/index.php/oeuvre/discours/128-conference-l-ecrivain-devant-l-histoire
[xxxviii] Plus qu’une dizaine.
[xxxix] « Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu’à moi » (Jon 1 ; 2)
[xl] « Conversion trompeuse et l’apathie du peuple […] lassitude sujétion dépendance subjugation. » (JM, 197)
[xli] Bohleber-Werner 2007, p. 804. Analysant les conséquences du traumatisme et de sa maitrise par la remémoration, Bohleber constate que « cela a confronté les membres du peuple perpétrateur à une histoire criminelle à nulle autre pareille dont les conséquences sont sensibles jusqu’aux enfants et enfants des enfants de la génération des perpétrateurs. Les actes, les défenses contre la culpabilité et la responsabilité, ainsi que le déni et l’oubli, n’ont pas seulement marqué la mémoire individuelle et familière, ils ont aussi marqué la mémoire collective de la société allemande d’après-guerre.
[xlii] Le registre de la rédemption qui se déploie dans le roman en est la preuve.
[xliii] Moreault-Francis 2003, p. 343. « Se remémorer, c’est se rappeler le passé afin de le sauvegarder, tandis que transmettre, c’est opérer par la mémoire une sélection du passé pour l’actualiser dans le moment présent.»
[xliv] Nous empruntons à Daniel Sibony cette formule figurant sur la quatrième de couverture de son livre Jouissances du dire
[xlv] Roland Barthes définit ainsi le récit dans son introduction à L’analyse structural des récits. Barthes-Roland 1981, p. 7.