Esthétique de l’ineffable et de l’ambivalence narrative
dans le roman Emily L de Marguerite Duras
Dr Jihane Harb[1]
Marguerite Duras figure parmi les écrivains de la deuxième moitié du XXème siècle qui se méfient à l’égard de tout absolu ; l’écriture n’est plus considérée comme le lieu de la résolution, mais elle est le canal où doivent s’exprimer la tension et les interrogations. Ainsi émerge une écriture qui fait place au silence et aux polyphonies, où les différences et les discordes sont multipliées.
Dans Emily L., il s’agit du travail d’écriture qu’entreprend une femme vers la fin de son histoire d’amour. Il est question du couple désœuvré, la narratrice et son amant qui se rendent quotidiennement au café de la Marine à Quillebeuf pour regarder le fleuve et échapper au désespoir de leur situation. Ce couple de personnages immobiles devant leur verre de bière fortement alcoolisée, observe un autre couple, le Captain et Emily L. La narratrice nous apprend sur leur vie par vagues successives en y brossant le portrait sans concession d’un amour qui perdure dans le moment le plus déchirant du désespoir : « Duras met en scène une communauté d’amants lézardés par la radicale incompatibilité des sexes, qui tente malgré tout de se rejoindre dans ce gouffre qui la sépare[2]. »
Dans Emily L., l’écriture à décrypter se présente comme une fouille archéologique d’un monde enfoui qu’il faut exhumer, dont on ne retrouve que des parcelles qu’il faut répertorier, pour en construire le sens. Pour étudier le roman qui semble rebelle à toute signification, nous adopterons l’approche sémiotique d’Umberto Eco[3] ou la pragmatique textuelle, qui convient bien au roman étudié, vu qu’Emily L. ouvre des mondes possibles[4]. Sur ce, le Lecteur Modèle est amené, par le biais d’opérations interprétatives, à collaborer pour actualiser le sens textuel dans son contenu potentiel en activant des connotations ou des stratégies discursives[5], tout en ayant recours à sa compétence encyclopédique[6]. Lors de notre lecture du roman, une question s’est posée : comment l’écrivaine cherche-t-elle à nous communiquer le drame de la passion évanouie entre deux amants ? Est-ce par le recours à une écriture de l’ineffable ou à une poétique de l’ambiguïté que l’écrivaine arrive à reconstituer l’histoire d’amour?
Ce dont nous allons traiter, en étudiant en premier lieu, les indices de l’ineffable comme les non-dits et les failles de la reconstitution romanesque, et en deuxième lieu, les indices d’ambiguïté comme l’incertitude de l’écriture fictionnelle et l’incohérence narrative.
- Ecriture de l’ineffable
Nous avons remarqué que l’écriture durassienne annonce le postmodernisme[7] littéraire dont le début de la période apparaît vers 1980 : les critères d’unité, d’homogénéité et d’harmonie sont remis en question, pour laisser la place à la diversité des jeux de langage. Dans la littérature postmoderne, les vides de l’écriture appellent le lecteur à la participation et lui procurent le plaisir de combler les lacunes que les situations créent dans le discours. Il est à noter que le discours du narrateur postmoderne est caractérisé par la fragmentation, l’errance et la confusion. Cette confusion n’est pas le fruit du hasard car elle fait partie intégrante de la stratégie discursive postmoderne et vise à subvertir toutes les dimensions de la vérité:
«La quête contemporaine de l’indicible conditionne un rapport nouveau à l’écriture qui contribuera, à son tour, à définir l’ethos qu’on peut dire postmoderne[8].»
Ainsi, l’écrivain postmoderne évite la possibilité du sens et indique clairement au lecteur que son discours ne doit pas être considéré comme un discours de vérité. Il refuse de conserver son statut d’autorité et d’imposer une ligne de lecture, ou une interprétation univoque de ses textes. Il veut interpeller directement et ouvertement le lecteur, afin que celui-ci prenne ses distances à son égard. Jean-François Lyotard[9] en vient même à conclure que l’œuvre postmoderne cultive une ouverture à l’indicible, en ce qu’elle affirme l’impossibilité de présenter l’irreprésentable. Dans ce qui suit, nous analyserons les non-dits et la reconstitution narrative de l’histoire d’amour entreprise par l’écrivaine qui projette sa propre histoire sur le couple qu’elle croise tous les jours au bar de l’Hôtel de la Marine.
1.1. Les non-dits:
L’écrivaine cultive une écriture de l’indicible en mettant en relief tout ce qui est tu, non-dit, et réprimé à l’intérieur de soi. Pour cela, la confusion entre le réel et le virtuel s’impose dans la trame narrative. Notons que le texte se distingue par une grande complexité, car il est un tissu de non-dit[10]:
«[…] quand un texte est complexe, la lecture n’est jamais linéaire ; le lecteur est contraint de regarder en arrière, de relire le texte, plusieurs fois même, parfois en recommençant par la fin[11].»
Dits et non-dits, trous de mémoire ou mensonge littéraire, rêve et imagination s’y entremêlent. Chez Duras la difficulté surgit constamment, voire l’impossibilité de dire. Cela veut dire l’impossibilité constante d’appréhender directement le monde:
«Ce qu’il y a dans cette lettre ne peut pas être compris par le lecteur […] je crois qu’il y a des choses comme ça, comme ces lettres […] qui sont indiscernables[12].»
Une méfiance s’impose chez Duras à l’égard des mots qui se heurtent à des limites inéluctables; l’écriture s’avère constamment défaillante face à l’histoire vécue. Cette poétique scripturale nous rappelle les propos de Blanchot qui affirme que «l’expérience de la littérature est l’épreuve même de la dispersion; elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité, expérience de ce qui est sans entente, sans accord, sans droit _ l’erreur et le dehors, l’insaisissable et l’irrégulier[13].»
Or, pour que ce non-dit s’actualise, la lecture requiert une coopération du lecteur pour mettre en lumière les structures textuelles, d’autant plus que le roman en question manque d’éclaircissements. L’auteur prévoira, selon Eco, un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement[14]. L’exemple qui illustre cette impuissance à mettre en mots le vécu est celui du poème inachevé et volé à Emily L., la femme qui écrit et perd le fruit de sa création, tel un enfant attendu qui meurt avant même d’avoir existé. La perte du poème rappelle les failles du dire de la femme, double de la narratrice, qui ne peut se résoudre à verbaliser son vécu. Il s’ensuit une chaîne de pertes dans la vie d’Emily L.: l’enfant mort-né, le petit chien auquel elle tenait tant et dont elle ne put faire le deuil. Autant de pertes qui constituent d’autres mises en abyme du poème disparu avant même d’être achevé :
«Le Captain avait souffert. Une vraie damnation. Tout comme si elle l’eût trahi, qu’elle eût une autre vie parallèle à celle qu’il avait crue être la sienne, ici… Une vie clandestine, cachée, incompréhensible, honteuse peut-être, plus douloureuse encore pour le Captain que si elle lui avait été infidèle avec son corps – ce corps ayant été avant ces poèmes la chose du monde qui l’aurait fait sans doute la supprimer si elle l’avait donné à un autre homme[15].»
Il est à noter que le poème précipité «vers l’inintelligibilité de la vérité[16]» a été refoulé par le mari qui le considérait comme «un crime[17]» et des «caprices de jeunesse.[18]». D’ailleurs, les poèmes causaient une certaine douleur au Captain qui ressentait de la souffrance[19] due à la compréhension du sens profond de la poésie. L’on dirait que le poème – considéré par le Captain comme un rival – scelle son exclusion de la vie de sa femme car «rien n’apparaissait de leur vie, de leur amour, de leur bonheur[20].» Le poème perdu semble être la métaphore de l’amour perdu qui ne peut jamais renaître, le mot-trou que rien ne pourrait combler. Par ailleurs, le poème n’a pas pu être récupéré malgré les tentatives d’Emily L. de le retrouver. Il en résulte un deuil impossible et une inconsolable perte d’Emily L. qui se réfugie dans d’autres préoccupations comme le voyage éternel qu’elle entreprend en compagnie du Captain: «elle avait décidé de perdre sa vie sur la mer.[21]»
En fait, le poème perdu affecte tellement Emily qu’elle se trouve dans l’impuissance d’entreprendre l’acte d’écrire: «L’écriture [se trouve ainsi] bannie[22]».
L’on peut dire que, dans l’univers du roman, les non-dits dans la trame textuelle du récit participent de l’atmosphère de l’incommunicabilité qui règne entre les amants. Cette absence de véritable échange entre eux confirme les propos suivants de Colette: «je commence à croire qu’un homme et une femme peuvent tout faire ensemble, tout, sauf la conversation[23].» En outre, les non-dits, indices du manque de communication et des lacunes dans la relation amoureuse soulignent que l’amour, cette «faille soudaine dans la logique de l’univers[24]», reste éternellement suspendu dans les limbes de l’indicible et de l’inavouable:
«Le seul poème véritable est obligatoirement celui qui a disparu. Pour moi, ce livre n’existe pas[25]. »
Selon la sémiotique textuelle d’Eco, le lecteur active lors de sa lecture des scénarios communs ou intertextuels. En effet, activer un scénario selon Eco signifie recourir à un topos. Ces échappées hors du texte sont appelées promenades inférentielles[26].
1.2. Failles de la reconstitution diégétique
L’écrivaine adopte une écriture «de la fulgurance[27]» qui dévoile progressivement les divers aspects d’une relation amoureuse en voie de disparition. Ainsi, le privilège sera accordé à l’écriture fragmentaire: interruption, et paradoxalement, temps de la répétition, écriture circulaire, retournant à son origine comme si, d’une certaine manière, rien n’avait eu lieu que ces paroles fabulées. Tout dans le roman témoigne de l’impossibilité à dire, de la difficulté de narrer un vécu rebelle à la signification. L’on assiste ainsi à la difficulté de la reconstitution de l’histoire, à une réflexion sur ce fait complexe, à savoir la reconstruction de la fable:
«Je n’ai décidé de rien… Ce n’est pas ça. Je ne peux pas m’arrêter d’écrire. Je ne peux pas. Et cette histoire, quand je l’écris, c’est comme si je vous retrouvais… que je retrouvais les moments où je ne sais pas encore, ni ce qui arrive, ni ce qui va arriver… ni qui vous êtes, ni ce que nous allons devenir […]
- Il n’y a rien à raconter. Rien. Il n’y a jamais rien eu […]
- Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir… que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé[28].»
L’écrivaine nous montre de nouveau son incapacité de restituer le sens de cette histoire, malgré les diverses tentatives réitérées de la reconstitution diégétique. Cette esthétique de l’ineffable difficile à être cernée s’avère de nouveau la pierre de touche de l’écrivaine qui nous communique la complexité de verbaliser le vécu de l’amour révolu.
On pourrait même affirmer que la reconstitution qui échoue à plusieurs reprises est aussi un moyen pour surmonter la peur, terme qui revient à plusieurs reprises dans le roman introduit par la phrase: «Ça avait commencé par la peur[29].» A titre illustratif, le passage suivant constitue un aveu explicite de l’écrivaine qui tente de l’élucider :
«Je vous dis encore sur la peur. J’essaie de vous expliquer. Je n’y arrive pas. Je dis: c’est en moi. Secrété par moi. Ça vit d’une vie paradoxale, géniale et cellulaire à la fois. C’est là. Sans langage pour se dire. Au plus près, c’est une cruauté nue, muette, de moi à moi, logée dans ma tête, dans le cachot mental. Etanche. Avec des percées vers la raison, la vraisemblance, la clarté[30].»
Il semble que l’écriture soit également le substitut de l’amour perdu. Le projet d’écriture scelle la fin de l’amour, mais permet de revivre les instants perdus pendant le flétrissement de l’amour: «Écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer[31].»
A cet égard, l’écriture est la seule planche de salut surtout après la fin de l’amour, c’est une tentative de reconstruire ce qui a été détruit, une sorte de rempart contre l’usure du temps. A travers la fiction narrative, il semble que la narratrice essaie de mettre de l’ordre dans l’expérience du passé, vu que la vérité de l’amour s’avère être fuyante. D’ailleurs, une réflexion clôt le roman où l’écriture est comparée à une apparition: à la fin du roman, la narratrice répète à son amant inlassablement la nécessité d’écrire qui équivaudrait à la vie elle-même:
«J’ai répété ce que je vous avais dit, que j’allais écrire l’histoire que nous avions eue ensemble, celle-ci, celle qui était encore là et qui n’en finissait pas de mourir[32].»
Par conséquent, il s’agit dans Emily L. d’une fabula ouverte selon l’optique d’Eco car différentes possibilités prévisionnelles se présentent.
Dans son entreprise de narrer l’ineffable, la narratrice disserte longuement sur le voyage sans fin entrepris par le Captain et Emily L; l’on assiste tout au long du roman aux diverses affabulations qui retissent l’histoire d’amour vécue parallèlement par les deux couples. Or, les diverses affabulations qu’entreprend la narratrice n’offrent pas de sens unanimement clair.
- L’ambivalence ou la discordance narrative
Emily L. est un roman qui pourrait dérouter certains lecteurs, car le discours postmoderne va à l’encontre du discours rationnel, dans la mesure où il présente plusieurs difficultés interprétatives et requiert une intervention coopérative du Lecteur. L’on y trouve une sorte de remise en question permanente de la logique narrative, principalement celle du langage qui s’avère incapable de transcrire le réel ni d’établir une communication interpersonnelle:
«[…] mais peut-être à ce moment-là comprend-elle qu’elle aurait dû pressentir que le voyage que faisaient ces gens n’avait rien à voir avec celui qu’elle avait toujours imaginé et qu’elle aurait dû ne pas poser de questions[33].»
L’on dirait que Duras cultive l’ambiguïté; l’écrit qu’expérimente la narratrice dans une tentative de réconciliation avec le passé, en vue de générer une quiétude éventuelle face aux mutations de l’amour, relève de l’ambiguïté et de la déconstruction de l’écriture conventionnelle, bien qu’il existe dans cette quête une volonté de comprendre le vécu qui semble difficilement représentable. Cela rejoint l’idée de Milan Kundera qui affirme que: «En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations: tout le monde est sûr de sa parole: un politicien, un philosophe, un concierge. Dans le territoire du roman, on n’affirme pas: c’est le territoire du jeu et des hypothèses[34].»
- Incertitude de l’écriture fictionnelle
La narratrice projette l’histoire d’amour- pareil à un jeu de miroir-sur le couple qu’elle surveille tous les jours. Elle se comporte par moments comme omnisciente mais présente les faits comme mouvants et insaisissables. Aussi, elle essaie de décrire ce qui se passe sans jamais pouvoir le cerner complètement:
«[ce] non savoir le dire qui reste non élucidé la plupart du temps, c’est peut-être ce qui se rapprocherait le plus du sens de la vie dans toutes les acceptions du terme[35].»
En fait, dans l’univers durassien, le lecteur baigne souvent dans l’incertitude, car l’écrivaine vise à défaire régulièrement ce qui a été écrit. Françoise Barbé-Petit dans son ouvrage Marguerite Duras au risque de la philosophie[36], compare Duras à Diderot, auteur du Neveu de Rameau, en affirmant que l’œuvre durassienne est forgée sur le principe du détissage qui consiste à défaire quelque chose après en avoir affirmé la nécessité. Dans cette recherche de l’essence de l’écriture, nous pouvons affirmer que la démarche durassienne se fonde sur la pratique du doute. Duras rejoint en quelque sorte, selon Barbé-Petit, les grands philosophes comme Descartes lorsqu’elle affirme que douter et écrire sont une même chose. Dans l’exemple suivant, la conversation entre la narratrice et son bien-aimé prend des voies divergentes:
«Vous dites:
– Vous avez inventé pour moi. Je ne suis pour rien dans l’histoire que vous avez eue avec moi.
- Vous avez dit le contraire, une fois, au début.
- Je dis n’importe quoi, et puis j’oublie[37] […]».
«Vous dites qu’elle a dû attendre toute sa vie quelque chose comme ce qu’elle attendait là à ce bar, la délivrance d’on ne savait quelle insupportabilité[38].»
En fait, la narratrice décrit Emily comme étant une femme capricieuse qui s’ennuie et cherche plusieurs voies pour surmonter la vacuité qu’elle ressent avec le rétrécissement de la passion. Emily essaie de se divertir dans le voyage ou dans l’écriture ou même dans un nouvel amour mythique avec un jeune gardien qu’elle croise occasionnellement. L’amour soudain qu’elle vit avec ce personnage, faisant irruption soudainement dans l’univers fictionnel, se passe contrairement à toute prévision intertextuelle. Cette irruption inattendue semble incongrue car Emily commença à aimer cet homme d’un «amour désespéré[39]» à l’issue d’une heure qu’ils avaient passée ensemble, ce qui contredit la présence de scénarios communs qui proviendraient de la compétence encyclopédique du Lecteur:
«Ce que nous ne savions pas, c’était jusqu’où était allé l’événement d’un tel amour, quelle profondeur avait atteint le mensonge divin avant que soit perçue la différence de la première trahison par l’un ou l’autre des amants[40].»
«- Vous voulez dire… Vous parlez de ce qui reste maintenant… dans cette période-ci… cet été-ci, de ce qu’on a bien pu inventer une fois, il y a maintenant des années[41].»
Il en va de même pour l’instabilité d’Emily que le Captain n’a jamais comprise: «le Captain n’a jamais dû tout à fait comprendre cette fille de l’île de Wight[42]. »
D’après ce qui précède, on déduit que les amants sont emprisonnés dans un espace d’incommunicabilité:
«Ils ne parlaient pas d’une façon suivie mais de loin en loin et si bas qu’il suffisait d’un rien, du bruit d’une voix lointaine pour recouvrir la leur. Mais du peu de ce qu’on entendait il apparaissait qu’ils étaient ennuyés à cause d’un empêchement de quitter l’endroit.[43]»
De plus, l’incertitude qui imprègne le roman n’est pas sans affecter même les poèmes écrits par Emily, jugés «trop difficiles» par le gardien, mais «d’une grande et impressionnante beauté[44]». De même, bien qu’elle cherche le poème, Emily n’était même pas «sûre» de l’avoir écrit et croyait en même temps « l’avoir posé sur une commode […] l’avoir mis sous un cahier noir[45]»:
«J’étais sûre d’avoir fait telle ou telle chose, alors que non… On ne se rend pas compte… du tout… Ces choses que l’on croit avoir dites ou avoir vécues et qui ne l’ont pas été […] C’est aujourd’hui seulement que je suis sûre de ne pas l’avoir écrit[46]…»
Chaque fois que le lecteur parvient à reconnaître dans l’univers de la fabula la réalisation d’une action qui peut produire un changement dans l’état du monde raconté, il est amené à prévoir le changement et le nouveau cours d’événements. Une disjonction de probabilités se produit et les signaux de suspense perdent de leur attrait dans cette histoire légendaire où la passion s’évapore pour converger vers un ailleurs indéfini et imprécis.
Etant donné que les prévisions du Lecteur Modèle sont considérées par Eco comme des préfigurations de mondes possibles, le Lecteur anticipe les stades successifs de l’histoire et imagine un développement possible des événements. Or, le dénouement de l’histoire ne confirme pas les anticipations du Lecteur, car il est inexistant.
D’ailleurs, la disjonction peut se poursuivre à l’infini avec Duras, car ses histoires sortent des sentiers battus de l’écriture romanesque et prennent un tournant différent; le lecteur «contredit[47]» sombrera dans la perplexité à cause des résultats interprétatifs qui remettent en question ses prévisions.
Ainsi l’on remarque que le contenu du roman est vécu sur le mode de l’hypothétique, en présence d’informations qui circulent comme des scénarios d’événements probables.
- L’incohérence narrative et l’ambivalence:
Après avoir actualisé le niveau discursif, le lecteur découvre que divers mondes possibles se dessinent et se superposent au monde réel (ou monde de référence du lecteur), considéré par Eco comme une construction culturelle. Il est à noter que les textes narratifs selon Eco constituent des séries d’actes linguistiques qui font semblant d’être des assertions, mais qui ne demandent ni à être crues ni à être prouvées. Ainsi les romans durassiens sont souvent des histoires énigmatiques qui semblent bouleverser l’ordre de la signification. La narratrice d’Emily L. ressemble à Jacques Hold, dans Le Ravissement de Lol V. Stein qui avoue que son récit est empreint de fausseté, car il se trouve dans l’impossibilité d’élaborer un savoir sûr sur son héroïne:
«Le mensonge durassien est omniprésent et réfractaire à la compréhension de celles qui s’en trouvent les porteuses.[48]»
C’est pourquoi l’on se trouve souvent chez Duras dans un bric-à-brac narratif à défaut d’avoir prise sur l’histoire réelle qui unissait les amants. Car le monde n’a jamais fait preuve de cohérence, il en est ainsi de l’écriture romanesque qui doit représenter l’incohérence:
«[…] vous dites que là aussi, dans le cas de ces gens, quelque chose avait dû se produire dans la jeunesse et qui avait décidé du cours de la vie[49].»
La parole ballotte toujours entre le discours vraisemblable et l’indicible dans une sorte de duplicité des propos: «Peut-être alors m’aurait-il souri d’abord et puis qu’ensuite il m’aurait dit : Merci de le boire à sa place […] Peut-être aurait-il pleuré[50].»
Les modalisateurs d’incertitude comme l’adverbe «Peut-être» et le mode du conditionnel attestent la non-présence d’une vérité identifiable. Dans l’univers du roman, le tourment s’avère grand surtout quand les amants prennent conscience qu’ils n’ont rien en commun que la solitude et le silence. Chacun tente vainement de persuader l’autre de la véracité de la version de l’histoire d’amour vécu, pour surmonter l’impasse de la communication d’autant plus que la narratrice réitère l’histoire d’une femme tournée vers le passé.
L’on remarque que l’écriture confirme la fin de l’amour ; elle prend la relève de la passion évanouie. Emily L. s’abstenait d’écrire quand elle vivait les premiers moments d’amour avec le Captain, mais elle reprit son activité scripturale dès que l’amour commença à se flétrir. Le projet d’écriture se trouve au centre des préoccupations de la narratrice qui clôt son roman par ces paroles: «Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui […] laisser tout dans l’état de l’apparition[51].»
Tout compte fait, dans Emily L., considéré comme une œuvre ouverte[52], l’écriture romanesque se confond ainsi avec la recherche de l’originalité, car la libération des mots et le refus de les cantonner dans l’utilitarisme étroit aboutit à la libération de la pensée. D’ailleurs, le message esthétique qui émerge du roman possède la double qualité de l’ambiguïté et de l’autoréflexivité, car le texte, tout en exhibant ses propres contradictions, dévoile l’existence d’une désillusion éprouvée face à l’évanouissement de l’amour.
En fin de compte, l’ineffable dans la littérature contemporaine peut être dû à une certaine crise des représentations. Affabulation et mensonge littéraire donnent une impression de fausseté, mais créent un ailleurs fantasmé qui pourrait suppléer à la vacuité existentielle ressentie par l’écrivaine, car il semble que pour Duras la réalité perd de sa validité: il s’agit d’un certain «deuil de la Vérité.[53]» Or, l’écrivaine, cette messagère de «l’invivable[54]», ne cesse de fouiller dans les méandres de l’écriture, pour en faire ressortir un parcours littéraire et scriptural qui puisse correspondre à la représentation de son univers. En fait, Duras cible dans Emily L. les impasses de la communication et du rapport à l’autre en ayant recours aux moyens narratifs de l’ineffable comme les non-dits dans la reconstitution diégétique, et les indices de l’ambiguïté qui abondent au sein de la trame narrative:
«[…] le roman prendra la forme d’une leçon d’herméneutique, ou la relation amoureuse apparaît comme un texte toujours décalé par rapport à lui-même, troué de silences et strié d’oxymores que nous devons apprendre à reconnaître sinon à déchiffrer.[55]»
Sur ce, une nouvelle question se pose sur l’écriture durassienne: l’indicible qui émerge des non-dits et des failles de l’écriture ne risque-t-il pas de déboucher sur une écriture du silence qui – tout en étant dotée de significations multiples – accentue davantage l’ambiguïté de l’univers durassien?
Bibliographie
Le corpus:
Duras Marguerite, Emily L., Minuit, Paris, 2008.
Œuvres de Marguerite Duras:
Duras Marguerite, La Maladie de la mort, Minuit, Paris, 1982.
Duras Marguerite, La Vie matérielle, P.O.L., Paris, 1987.
Ouvrages d’analyse littéraire:
Barbé-Petit Françoise, Marguerite Duras au risque de la philosophie, Éditions Kimé, Paris, 2010.
Blanchot Maurice, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959.
Duras Marguerite, La Couleur des mots, India Song, entretiens avec Dominique Noguez, 1984.
Eco Umberto, Lector in fabula, Le livre de poche, France, 1979.
Killeen Marie-Chantal, Essai sur l’indicible, Jabès, Duras, Blanchot, PUV, Saint-Denis, 2004.
Llewellyn Brown, Extraits de figures du mensonge littéraire, étude sur l’écriture du XXème siècle, L’Harmattan, Coll. «Critiques littéraires», Paris, 2005.
Minois Georges, Histoire de la solitude et des solitaires, Fayard, Paris, 2013.
[1] Jihane Harb est professeure assistant à l’Université libanaise, FLSH, section V. Bien qu’elle soit l’auteure d’une thèse sur Marguerite Duras, le roman qu’elle étudie dans cet article n’a jamais été travaillé auparavant )dans la thèse précitée).
[2] Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible, Jabès, Duras, Blanchot, PUV, Saint-Denis, 2004, p. 27.
[3] Sémioticien et érudit sensible aux questions de transmission et de réception, Umberto Eco a placé sous le signe de la philosophie la vaste sémiotique qui traverse son œuvre. Eco place sa sémiotique dans une lignée philosophique qui s’appuie sur Pierce, mais relit toute la tradition philosophique à la lumière de l’identité entre la sémiotique et la philosophie du langage.
[4] Un monde possible est selon Eco un état de choses exprimé par un ensemble de propositions ou, pour chaque proposition, soit p. soit non-p. Il peut être vu aussi comme un cours d’événements qui dépend des attitudes propositionnelles de celui qui l’affirme, le croit, le rêve…
[5] Lire n’est pas un acte neutre: il se noue entre le lecteur et le texte une série de relations complexes, de stratégies singulières qui pourraient modifier sensiblement la nature même de l’écrit originaire. En vertu de ce principe, un lecteur qui lit un roman accomplit un travail d’actualisation de son contenu. Sa lecture ne se limite pas uniquement à l’analyse de ses structures internes, c’est-à-dire de ses aspects purement formels. Au contraire, il affirme qu’un rôle décisif revient à son exégète, dont l’activité consiste à formuler des stratégies et des parcours de sens afin d’interpréter l’ouvrage par rapport à son propre bagage culturel et aux horizons d’attentes de son époque.
[6] Umberto Eco, Lector in Fabula, Grasset et Fasquelles, Paris, 1985, p. 96.
[7] Modernisme et postmodernisme sont deux notions complémentaires dont rien n’exclut par ailleurs les possibilités de convergences.
[8] Essai sur l’indicible, Jabès, Duras, Blanchot, Op. cit., p. 11.
[9] Philosophe français associé au poststructuralisme.
[10] Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, Paris,1972, cité in Lector in fabula, p. 62.
[11] Lector in fabula, Op. cit., p. 115.
[12] Marguerite Duras, Emily L., Minuit, Paris, 2008, pp. 136-137.
[13] Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, pp. 249-250.
[14] Lector in fabula, Op. cit., p. 68.
[15] Emily L., Op. cit., p. 78.
[16] Ibid., p. 89
[17] Ibid, p. 82
[18] Ibid., p. 83
[19] Ibid., p. 78
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 89.
[22] Ibid., p. 90.
[23] Colette citée in Georges Minois, Histoire de la solitude et des solitaires, Fayard, Paris, 2013, p. 475.
[24] Marguerite Duras, Maladie de la mort, Minuit, Paris, 1982, p. 52.
[25] Emily L., Op. cit., p. 117.
[26] Lector in fabula, Op. cit., p. 151.
[27] Essai sur l’indicible, Op. cit., p. 146.
[28] Ibid., pp. 22-23.
[29] Ibid., p. 9.
[30] Ibid., p. 51.
[31]Ibid., p. 23.
[32] Ibid., p. 21.
[33] Ibid., p. 37.
[34] Milan Kundera cité in Llewellyn Brown, Figures du mensonge littéraire, études sur l’écriture du XXe siècle, L’Harmattan, Coll. «Critiques littéraires», Paris, 2005, p. 11.
[35] Marguerite Duras, La Vie matérielle, Gallimard, Paris, 1994, p. 146.
[36] Françoise Barbé-Petit, Marguerite Duras au risque de la philosophie, Éditions Kimé, Paris, 2010.
[37] Emily L., Op. cit., p. 25.
[38] Ibid., p. 54.
[39] Ibid., p. 127.
[40] Ibid., p. 43.
[41] Ibid., pp. 24-25.
[42] Ibid., p. 71.
[43] Ibid.., p. 18.
[44] Ibid., p. 110.
[45] Ibid., p. 113.
[46] Ibid., p. 116.
[47] Lector in fabula, Op. cit, p. 150.
[48] Figures du mensonge littéraire, Op. cit., p. 264.
[49] Emily L., Op. cit., p. 54.
[50] Ibid., p. 96.
[51] Ibid., pp. 153-154.
[52] Lector in fabula, Op. cit., p. 285.
[53] Figures du mensonge littéraire, Op. cit., p. 410.
[54] Duras emploie cet adjectif à plusieurs reprises, notamment dans un entretien avec Dominique Noguez, La Couleur des mots. India Song, et dans une conférence de presse à Montréal le 8 avril 1981.
[55] Essai sur l’indicible, Jabès, Duras, Blanchot, Op. cit., p. 66.